« C’est en prenant part à la marche d’une société que l’anthropologue peut en saisir la dynamique profonde. » Cette réflexion d’Alban Bensa illustre la conception qu’il se faisait des sciences sociales et de leur pratique : une anthropologie politique, une anthropologie de l’action et des transformations sociales. L’ethnologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste reconnu de la Nouvelle-Calédonie et de la société kanak, est mort le 10 octobre à Paris à l’âge de 73 ans.
Alban Bensa a consacré près de cinquante ans de sa vie de chercheur à l’étude de la culture, des mythologies et des systèmes sociopolitiques kanak. Un travail engagé en 1973, quand il arrive pour la première fois sur un territoire marqué par la violence de la domination coloniale. Mais ce qui est pour lui, au départ, un terrain et un sujet d’étude se transforme en un champ d’action qui l’oblige à se questionner sur sa propre pratique. L’anthropologie doit, professera-t-il dès lors, être replacée dans la « situation coloniale ».
La structuration du mouvement indépendantiste et la quasi-guerre civile des années 1980 précipitent son engagement. « Dans quelle mesure le savoir ethnologique peut-il fournir des clés à la compréhension du processus de décolonisation auquel les indépendantistes kanak travaillent depuis environ deux décennies ? », interrogeait-il dans Chroniques kanak. L’Ethnologie en marche (Survival International, 1995). Durant ces années de crise politique et d’essor du mouvement indépendantiste, il exerce la coprésidence de l’Association d’information et de soutien aux droits du peuple kanak et noue des liens étroits avec les dirigeants indépendantistes.
Après les accords de Matignon-Oudinot de 1988, qui engagent un processus de réconciliation et de rééquilibrage politique et économique, il travaille avec l’équipe de l’architecte Renzo Piano et avec l’Agence pour le développement de la culture kanak à l’édification du centre culturel Jean-Marie-Tjibaou, fleuron architectural inauguré en 1998 et destiné à valoriser et à promouvoir le patrimoine culturel kanak. « La civilisation kanak est appelée, par l’avenir institutionnel qui se profile en Nouvelle-Calédonie, à se refonder tout en se métamorphosant », expliquait-il alors au Monde, soulignant « les limites d’une tradition autoritaire » qui fait obstacle aux aspirations à « l’émancipation des jeunes et, surtout, des femmes ».
Un enseignant infatigable
Alban Bensa laisse une œuvre foisonnante et puissante, des dizaines d’ouvrages et de textes à travers lesquels il a exploré les tréfonds de l’âme et de la civilisation kanak, mais dans lesquels il a aussi accompagné un mouvement qu’il jugeait inéluctable vers l’indépendance : « Les colonisés ne cèdent jamais sur la question de leur identité affirmée », rappelait-il dans une tribune parue dans Le Monde en septembre 2020, avant le deuxième référendum sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté.
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