Une voix singulière et courageuse de la sociologie s’est éteinte le 12 septembre, à Bordeaux. Didier Lapeyronnie, né le 29 avril 1956 à Pomport (Dordogne), a été formé en science politique et en sociologie dans la capitale girondine. Il a été chargé de recherche au CNRS dans le laboratoire d’Alain Touraine à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), puis professeur à l’Université de Bordeaux et à Sorbonne Université. Jeune chercheur, Didier Lapeyronnie a mené des recherches sur le mouvements étudiant des années 1980 et, au début des années 1990, sur les mobilisations liées à la fin du communisme en Roumanie.
Puis il a consacré l’essentiel de ses travaux aux « quartiers d’exil » où, depuis les années 1980, les immigrés et les plus pauvres d’entre nous ont remplacé la classe ouvrière et les employés, ces quartiers où éclataient régulièrement les « émeutes juvéniles » à la suite des violences policières. Mais plutôt que de s’abandonner aux délices de la dénonciation, de ce qu’il appelait « l’académisme radical », et aux querelles opposant le « communautarisme ethnique » à « l’universalisme républicain », Didier Lapeyronnie est allé y voir de près. Il nous a appris comment les quartiers périphériques construits comme des ghettos par l’accumulation des problèmes sociaux se constituent eux-mêmes comme des ghettos face à l’exclusion, le racisme et le mépris.
Loin des stéréotypes et des querelles
Les mots étant piégés, Didier Lapeyronnie a consacré une étude essentielle à la comparaison entre la Grande-Bretagne, supposée communautariste, et la France, a priori républicaine et universaliste (L’Individu et les Minorités. La France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés, PUF, 1993). Il y a loin de ces modèles nationaux à la réalité des politiques et des expériences individuelles qui affrontent les mêmes épreuves et les mêmes contradictions : la Grande-Bretagne n’est pas aussi communautariste qu’elle le prétend et s’appuie sur un imaginaire national puissant, alors que la France n’est pas aussi républicaine qu’elle le croit en négociant sans cesse avec les communautés qui se constituent de fait. Aussi différentes se croient-elles, les sociétés sont confrontées aux mêmes dilemmes, mais il est difficile de tendre des miroirs dans lesquels elles n’aiment pas se reconnaître.
Rédigé quinze ans plus tard, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui (Robert Laffont, 2008) restera un livre essentiel. En répondant à l’exclusion de fait, la formation du ghetto urbain procède d’un double mécanisme de redéfinition de soi quand ni le travail, ni les classes sociales ne construisent les identités et les rapports aux autres. D’un côté, la « race » des garçons et le « sexe » des filles se substituent aux définitions sociales de soi. De l’autre, toute une économie morale de la dignité et de l’honneur impose une hiérarchie subtile. Même si le ghetto français est fort éloigné du ghetto américain qui domine les imaginaires, il s’agit pourtant bien d’un ghetto. La démonstration est d’autant plus forte que la longue enquête n’a pas été conduite dans les « hauts lieux » des marges urbaines, le 93 ou les quartiers Nord de Marseille, mais dans une cité relativement banale d’une ville moyenne du sud-ouest.
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