Quand Tshala Muana enflammait l’Afrique avec le mutuashi

La musicienne congolaise Tshala Muana (connue sous le nom de « la reine du Mutuashi ») au Kilimandjaro, à New York, le 20 juin 1993. © Jack Vartoogian / Getty Images

Fille du Zaïre passée par la Côte d’Ivoire d’où a débuté sa conquête de l’Afrique dans les années 80, la chanteuse Tshala Muana a bousculé les mentalités et défendu sa vision de la musique congolaise. RFI Musique revient sur quelques aspects de la carrière hors norme de la reine du mutuashi, décédée le 10 décembre 2022.

Dans sa robe longue fendue, perchée sur ses talons et l’air concentré, Tshala Muana enchaîne les mouvements du bassin, de face, de dos et même à genoux, pendant que derrière, l’orchestre tient la cadence. Devant elle, un parterre d’officiels très sérieux dans leurs costumes. Et pour cause : ce sont les participants au sommet réunissant les chefs d’États et de gouvernements de la CEAO et de l’UMOA organisé à Yamoussoukro, la capitale politique ivoirienne.

La scène, filmée en décembre 1982 et remontée depuis quelques années à la surface du web, illustre autant l’ascension rapide de la chanteuse zaïroise que la déflagration causée par le mutuashi, cette danse originaire du Kasaï, sa région natale. La timidité de la débutante se voit encore à l’image, dans un spot publicitaire de la RTI (Radiodiffusion Télévision ivoirienne) quelques mois plus tôt, lorsqu’elle annonce sa participation à La Nuit des stars à Abidjan aux côtés des très populaires Ernesto Djedje et Jimmy Hyacinthe. C’est en se produisant pour ce dernier en "vedette américaine" – comme on le disait à l’époque des premières parties –qu’elle était tout à coup sortie de l’ombre en août 1981. "Les déhanchements voluptueux, le roulis suggestif de ses fesses et de ses abdominaux électrisent la salle. On n’a encore jamais vu cela ici", décrit le magazine Jeune Afrique.

Direction Abidjan

La jeune femme était arrivée depuis peu en Côte d’Ivoire, en provenance du Nigeria et avant cela de la Centrafrique où elle avait commencé son périple après avoir décidé de quitter les bords du fleuve Congo et sa capitale Kinshasa. Là-bas, la native d’Elisabethville (aujourd’hui Lubumbashi) avait tenté sa chance en tant que danseuse d’abord lors des manifestations officielles du pouvoir, pour ce qu’elle appelait "la danse révolutionnaire", puis au service de différents artistes : Tabu Ley Rochereau, Franco mais surtout les chanteuses M’Pongo Love et Abeti Masikini, deux figures féminines de la rumba.

Elle fait aussi un passage dans l’orchestre Minzoto Wella-Wella supervisé par un atypique religieux belge surnommé Père Buffalo, ainsi qu’auprès de Rachid King (auquel elle empruntera plus tard la chanson Zaïre). Prendre le micro la tente, mais des quelque 45 tours qu’elle dit avoir enregistrés à cette époque-là, aucune trace. "Quand j’ai commencé à chanter au Zaïre, je l’ai fait avec une robe longue, sans danser, mais ça n’intéressait pas les gens", reconnaissait-elle en 1987 dans le magazine Calao distribué dans les centres culturels français.

À Abidjan, elle décide donc de conjuguer les deux. Effet immédiat ! Fille de danseuse traditionnelle, elle explique n’avoir rien fait d’autre que s’emparer du folklore de chez elle, présent sur la face B de son premier maxi 45 tours pour lequel elle s’est rendue à Paris. Le succès commercial immédiat trouve un écho particulier – et massif ! – dans la presse locale : "La vedette qui dérange", titre l’hebdomadaire Ivoire Dimanche en octobre 1982, considérant que la Zaïroise "chante de façon acceptable et danse merveilleusement bien". Ce qui vaut six pages tout de même, dans lesquelles on voit l’artiste tour à tour piler, mettre de l’huile dans une poêle pour faire la cuisine, passer la serpillière… tout en évoquant son "sex appeal irrésistible, qui aiguise les appétits et réveille les désirs érotiques non assouvis de certains spectateurs". Cet engouement se traduit "en moyenne par jour par 50 à 60 lettres et 600 coups de téléphone de ses admirateurs", estime-t-elle.

Un phénomène est en train de naître, qui dépasse la musique. Cette "peopolisation" alimente les journaux, tandis que toutes sortes de rumeurs se propagent. L’épisode le plus emblématique reste sans aucun doute l’affaire du "mariage manqué" avec François Lougah, chanteur ivoirien de premier plan. Coup de pub savamment monté par Tshala Muana et son manager Ram Ouedraogo (devenu plus tard ministre du Burkina Faso) ? Incompréhension ? Emballement ? Les rebondissements passionnent l’opinion. "Qui a menti ?", s’interroge sur dix pages l’hebdo Ivoire Dimanche en mai 1984, prenant la défense de l’enfant du pays et accablant la chanteuse. De plus en plus demandée à l’étranger, elle nourrit ses chansons des relations entre hommes et femmes, à l’image d’Amina ("L’homme est comme un lit d’hôpital, qui reçoit tous les malades") ou Akouffa, la bonne à tout faire ("Toi, la bonne si gentille, tu as détruit mon foyer").

Direction Paris

Dans ce contexte et prétextant vouloir donner coup d’accélérateur à sa carrière, la jeune femme de 26 ans s’installe à Paris, alors plaque tournante des musiques d’Afrique francophone – nombreux sont les musiciens des anciennes colonies à s’y être retrouvés. Pour continuer à moderniser son mutuashi, épaulée par son compatriote guitariste Souzy Kasseya qui a compris sa démarche artistique, elle collabore donc avec les instrumentistes afroparisiens les plus en vue comme le Camerounais Aladji Touré ou le Cap-Verdien Manu Lima (un des pères de l’afro-zouk). Jacob Desvarieux, qui gravite lui aussi dans ce milieu, craque pour elle : Mwen Malad Aw, qui figure sur un album de Kassav’, était destiné à attirer l’attention de Tshala Muana, en vain, avait-il assuré lors des trente ans de carrière de la chanteuse en 2008.
Pendant plus de quinze ans, les disques de "la danseuse aux reins de roseau" s’enchaînent à une fréquence élevée. En 1995, la voilà à New York avec Cubains et Portoricains, sous la direction du Malien Boncana Maiga (ex-Maravillas de Mali) ; l’année suivante, elle s’offre un Duo pour l’éternité avec Papa Wemba, à l’initiative du Congolais Bibi Den’s avec lequel elle avait enregistré lors de leurs années communes à Abidjan. Les tournées aussi se multiplient, en particulier sur le continent africain : du Burkina Faso avec lequel elle a des liens étroits depuis l’invitation de Thomas Sankara en 1986 au Togo, du Sénégal à l’Angola, en passant par le Malawi où elle est victime d’un grave accident de la route en 1996.

Si son rôle dans le rayonnement de la culture luba lui vaut d’être mise à l’honneur par les chefs coutumiers du Kasaï en 1991, celle que l’on surnomme la Reine du mutuashi s’engage dans une direction plus politique afin de soutenir Laurent-Désiré Kabila lorsqu’il accède au pouvoir en 1997. Elle revient vivre en République démocratique du Congo, devient députée de l’assemblée constituante, puis préside la Ligue des femmes du parti de Joseph Kabila, qui succède à son père à la tête du pays en 2001. La quadragénaire n’hésite pas à faire campagne en musique pour son protégé lors des élections suivantes, se mettant à dos une partie de l’opposition. Son arrestation en 2020 pour sa chanson Ingratitude n’y est certainement pas étrangère : le nouvel homme fort, Félix Tshisekedi, ancien adversaire de Kabila, aurait peu goûté les paroles d’une chanson qu’il croyait lui être adressée, ce que son autrice a démenti après avoir passé une nuit dans les locaux de l’Agence nationale de renseignements !

Récompensée à plusieurs reprises, notamment lors des Kora Awards en Afrique du Sud en 2003 et des Kunde au Burkina Faso en 2010, la "Mamu nationale" ("Maman nationale"), comme elle avait intitulé un de ses derniers albums en 2005, bénéficiait toujours d’une popularité indéniable dans son pays. "Sa musique est omniprésente. Dans toutes les soirées encore aujourd’hui, si ses chansons ne sont pas jouées, la fête n’est pas complète", souligne le prometteur chanteur Francesco Nchikala, basé à Lubumbashi. "Son répertoire est une bibliothèque qui nous sert à travailler les styles traditionnels", poursuit le trentenaire, conscient de la valeur culturelle de l’héritage laissé par Tshala Muana qui transcende les générations.