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Libération
Hommages

Marc Kravetz par Jean Hatzfeld : «Adieu Marc, et chapeau l’artiste»

Mark Kravetz, ancien chef du service étranger du journal, érudit passionné et lucide, a parcouru le monde dans une quête d’analyse de ses dysfonctionnements animé de l’idée des causes à défendre. Il est mort à 80 ans.
par Jean Hatzfeld
publié le 30 octobre 2022 à 21h45

La mort de Marc Kravetz

Il était une des figures emblématiques du Libé des années 1970 à 1990, grand reporter, spécialiste du Proche et du Moyen-Orient, puis chef du service étranger et enfin responsable du magazine du samedi. Marc Kravetz est mort vendredi à 80 ans. Fabrice Rousselot et Jean Hatzfeld, qui ont travaillé avec lui, lui rendent hommage.


A Libération, Marc Kravetz incarna le spécimen le plus typé de l’espèce des artistes reporters ; espèce inévitablement controversée puisque formée de deux mots antinomiques ; espèce par ailleurs menacée.

Il ne stylisait pas plus que d’autres ses reportages littéraires, mais son comportement face à l’événement, son rôle dans le journal, sa façon d’être journaliste l’identifiaient à un artiste, difficile à vivre dans le brouhaha d’une rédaction quotidienne, mais nécessaire dans un journal collant au réel et aspirant à la modernité. Il se montrait visionnaire sur le Moyen-Orient, aveugle (en tout cas réfractaire) sur l’Europe centrale, démuni sur l’Afrique. Il se voulait mutique un jour, intarissable rhétoricien le lendemain, (très) drôle ou (très) grave sur le même sujet. C’était un écorché vif. Ses fâcheries survenaient trop vite pour qu’on les comprenne, mais elles pouvaient durer assez longtemps pour qu’on renonce à se poser la question. Dommage pour ceux qui en pâtirent. Ses certitudes frisaient l’obsession. Tant mieux pour les otages, pour les Beyrouthins, les Palestiniens, Francis Coppola, tant pis pour les autres. En comité de rédaction, il faisait souvent bondir le schmilblick vers l’avant, son érudition rayonnait, même si parfois l’inspiration des mots qu’il cherchait en long monologue le regard pointé vers le ciel amusait.

Du gauchisme, l’ennemi intime du journalisme d’information imaginé et conçu par Serge July à Libération, il s’était imprégné de l’idée de causes à défendre. Ce qu’il fit avec une ténacité qui nécessitait de la mauvaise foi dans ses propos avec ses collègues mais heureusement n’infiltrait pas ses articles. Hypersensible, angoissé par les grandes catastrophes humaines du XXe siècle, il se préoccupait jusqu’à l’anxiété des dysfonctionnements du monde, parfois au détriment des fonctionnements du journal. A la barre des pages Etranger un jour, il coupait un article trop long de 500 signes et quelques jours plus tard, dans une chambre d’hôtel à l’autre bout de la planète, il dictait une demi-heure avant bouclage un texte trop long de 10 000 signes, comme s’ils allaient de soi parce qu’essentiels. Comme règles, il ne respectait que celles d’une stricte charte de déontologie qu’il avait corédigée.

Il collectionnait les clés de chambres d’hôtel, aucun obus ne le faisait sursauter, mais seules son amitié et son admiration pour Armand Gatti le motivaient à franchir la frontière de la Seine-Saint-Denis. La presse quotidienne délimitait son univers de travail, a priori rien dans l’actualité ne le laissait indifférent. A posteriori, c’était autre chose. Sa conception du reportage correspondait de manière idyllique au projet de Libération, Serge July le comprit, même si ses envols ou ses élans induisaient des risques. Longtemps, son ami JP Géné avec lequel il forma un duo d’une complicité unique, telle celle de Christian Léon et Jean-Claude Chemarin qui furent leurs héros, pallia ses incartades grâce à une sérénité qui n’avait d’égal que sa lucidité. C’était une époque trop épique et inventive pour durer qui a fondé ce journal.

J’aime aussi me rappeler la joyeuseté presque gamine de Marc sur les routes chaotiques du reportage, de la chaleur de son amitié dans cet espace de liberté absolu qu’était pour lui le terrain des histoires les plus désordonnées du monde, loin de tout. Mais s’il est un souvenir plus inoubliable, c’est son écriture clairvoyante, rythmée et si simple. Du grand art.


Marc Kravetz par Fabrice Rousselot

«Une voix exigeante aux colères épiques»

Quand je pense à Marc Kravetz, une soirée me revient toujours à l’esprit. Une nuit plutôt, au Gramercy Park Hotel de New York (quand l’endroit était encore abordable). C’était en août 1988, nous rentrions de Houston, Texas, où nous avions préparé un numéro spécial pour les élections présidentielles américaines. Marc m’avait appelé au milieu de la nuit, affolé : il venait de perdre la totalité de son article écrit sur son Tandy. Pour ceux qui s’en souviennent, «le Tandy», ordinateur tout terrain plutôt que portable, était alors l’outil indispensable des grands reporters. Mais la machine avait souvent un tempérament imprévisible et « avalait » de temps à autre les papiers sans crier gare.

J’avais donc quitté mon petit appartement de Brooklyn pour aller rejoindre Marc à l’hôtel et l’aider à réécrire son texte. Il me donnait les éléments copiés sur son carnet et nous avancions tant bien que mal avec tout ce dont il se souvenait. Souvent, il s’interrompait pour me parler de lui et de ce métier qu’il aimait tant. Ses reportages au Liban, en Iran ou sa couverture du conflit israélo-palestinien. Nous nous étions quittés au petit matin le sourire aux lèvres. Il avait pu reconstituer son article, et moi, jeune journaliste engagé au service étranger de Libé grâce à lui un an plus tôt, j’avais des étoiles plein les yeux.

Sans Marc Kravetz et son adjoint et compère Jean-Paul Géné, ma conception du journalisme ne serait pas la même aujourd’hui. A l’époque, celui qui aurait passé une tête en milieu d’après-midi à la porte du service étranger de Libé, qu’ils dirigeaient tous les deux, aurait eu le sentiment d’un joyeux bordel. Les coups de gueule et les éclats de rire faisaient partie du quotidien mais jamais personne ne manquait le bouclage du soir. L’endroit était unique, véritable ruche où se croisaient des caractères bien trempés, toujours remarquablement informés mais surtout animés d’une incroyable énergie et avec un lot inépuisable d’improbables histoires à raconter.

«Il n’y a qu’une seule vérité qui compte dans notre métier, disait souvent Marc, c’est celle du terrain. Tu vas quelque part et les gens t’expliquent ce qui se passe. Ça n’a souvent rien à voir avec ce que tu pensais.» Le soir, il attendait toujours très tard la copie de celles et ceux qui, depuis le bout du monde, dictaient aux sténos les papiers qui feraient la une du lendemain. En ce temps-là, le téléphone restait le moyen le plus sûr pour envoyer ses articles et il fallait souvent s’y reprendre à plusieurs fois avant d’arriver au bout. Libé était alors une référence pour le reportage, et je pense sincèrement que les papiers écrits durant toutes ces années sont parmi les meilleurs jamais publiés dans la presse française.

Marc avait des opinions bien tranchées sur pas mal de sujets et n’hésitait pas à faire gronder sa voix grave quand cela lui semblait nécessaire. Certaines engueulades mémorables me viennent à l’esprit. Je me souviens particulièrement de ce gros coup de colère alors que j’étais stagiaire au service international: l’un des journalistes qui assurait la permanence du soir (je tairai son nom), et dont le boulot était d’alimenter la dernière page, avait manqué un voyage crucial de Shimon Peres, alors Premier ministre israélien, au Maroc. Le lendemain matin, le savon fut épique et la colère froide dura plusieurs jours…

Il y a une dizaine d’années, alors qu’il avait quitté Libé et travaillait à la radio, Marc m’avait appelé aux Etats-Unis. J’étais dans un taxi en partance pour l’aéroport, et il voulait qu’on collabore autour d’une série d’émissions sur les couloirs de la mort américains. Comme souvent, il avait passé des semaines à travailler le sujet et avait déjà à l’esprit de nombreuses idées de reportages et entretiens. Nous n’avions finalement pas pu travailler ensemble mais sa seule voix avait fait remonter à la surface tous ces souvenirs qui rendent ce métier unique et magnifique. Une voix chaude, sincère et à jamais passionnée.

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