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Libération
Hommage

Marc Kravetz par Nathalie Gabbai : «Avec lui, écouter, regarder et apprendre»

Une mémoire phénoménale, avec le goût du détail, il adorait les angles décalés et il avait ses têtes de turcs. Journaliste de parti pris parfois de mauvaise foi, ses papiers étaient souvent très beaux. Marc Kravetz, un historique de Libé, est mort vendredi à 80 ans.
par Jean Stern et Nathalie Gabbai
publié le 30 octobre 2022 à 21h33

La mort de Marc Kravetz

Il était une des figures emblématiques du Libé des années 1970 à 1990, grand reporter, spécialiste du Proche et du Moyen-Orient, puis chef du service étranger et enfin responsable du magazine du samedi. Marc Kravetz est mort vendredi à 80 ans. Jean Stern et Nathalie Gabbai, qui ont travaillé avec lui, lui rendent hommage.


Mark Kravetz par Nathalie Gabbai

«Il m’a tout appris du fonctionnement d’un journal»

En 1994, je venais de finir des études de communication et j’ai passé une petite annonce dans Libé, le journal qui traînait chez mes parents et que je lisais depuis l’adolescence. Elle était simple : «Cherche poste dans structure rédactionnelle.» Cela ne veut pas dire grand-chose mais, à l’époque, je voulais absolument travailler dans un journal. Pour y faire quoi ? C’était secondaire.

Mon annonce a été repérée par des gens de Libé. Et mon premier rendez-vous, sur la terrasse de la rue Béranger, a eu lieu avec Marc Kravetz et Marion Scali [décédée en 2015]. Ils lançaient un hebdomadaire – le Magazine de Libération – et ils avaient besoin de quelqu’un pour gérer le tout-venant. J’ai dit oui, même si je ne savais pas trop ce que ça voulait dire «gérer le tout-venant». Peu importait, j’étais rentrée à Libé. Dans le journal que je découvrais, certains m’ont dit «bon courage !», Kravetz et Scali collectionnant, avec la même énergie, amis et ennemis dans la rédaction. J’ai flippé. Et j’ai eu tort.

Marc m’a tout appris du fonctionnement d’un journal. Il me faisait participer à toutes les rencontres – avec Elie Wiesel pour traduire un texte, Jerome Charyn pour caler des rendus, ou des artistes comme Hervé Di Rosa pour réceptionner des épreuves. J’ai découvert des photographes de renom, des journalistes que je lisais et qui passaient dans son bureau pour proposer un sujet – «Tu nous fais trente feuillets ?». Car, oui, dans ce magazine, on pouvait faire long : Kravetz voulait un hebdo à l’image du New Yorker. Avec de loooongs papiers. J’écoutais, je regardais, je notais des trucs, j’en lisais d’autres. J’apprenais.

Après une dizaine de numéros, le magazine a fait long feu. Moi, depuis mon arrivée au journal, je cumulais les CDD : Libé vivait dans un joyeux bordel et les RH ne dérogeaient pas à la règle. Alors, à l’arrêt du magazine, Marc – je l’ai appris bien plus tard – a menacé de quitter le journal si on ne me faisait pas, une fois pour toutes, un CDI. Et j’ai eu mon CDI à Libération. Je n’oublierai jamais ça. Ni son amour des pandas, ses foulards verts (sa couleur fétiche), sa cigarette greffée au bout de ses longs doigts. Sa voix. Grave et intelligente.

Il a écrit dans un texte sur le métier de journaliste : «Héros et faits d’armes du jour s’effacent vite, un communiqué chasse l’autre. Restent les personnages d’une rencontre unique, les gestes, les mots, des situations sans importance historique, à peine des épisodes mais d’où pourtant surgit le vrai de cet instant, inoubliable, d’un «moment juste» comme disait Armand Gatti.» Marc, ce fut un «moment juste» dans ma vie.


Marc Kravetz par Jean Stern, ancien chef d’édition

«Ses papiers étaient souvent très beaux»

J’ai fait la connaissance de Marc Kravetz au printemps 1985. J’arrivais à Libération comme secrétaire de rédaction, et Marc renouait avec ce journal qu’il avait quitté quelques années plus tôt pour le Matin de Paris. Marc n’était pas une grande gueule, et préférait avancer à pas de loup. Il savait qu’il s’était planté en allant au Matin, cela lui avait valu de solides inimitiés. Il revenait comme simple pigiste. Mais comme c’était Kravetz, prix Albert-Londres 1980 pour ses papiers en Iran, cela ne pouvait pas être n’importe où. Marc s’installa donc à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie. Une sorte de sas d’intégration, le plus loin possible de Paris. L’île du Pacifique était alors marquée par de multiples affrontements entre Kanaks partisans de l’indépendance et Caldoches loyalistes à la France. Marc sera le chroniqueur de cette période, bien avant que son ami de jeunesse, le préfet Christian Blanc, ne fasse adopter les accords de Matignon en 1988.

Le décalage horaire est infernal entre Paris et Nouméa, onze heures. Marc envoyait en pleine nuit ses articles par télex, nous les trouvions au matin. Ses papiers étaient souvent très beaux mais ils étaient longs, beaucoup trop. Il fallait couper des feuillets entiers. Marc était un marathonien, long à se mettre en jambes, il suffisait de réduire à quelques phrases les deux ou trois premiers feuillets et le tour était joué. Le dialogue avec lui était fluide, amusant, avec ce goût du détail qui le caractérisait. Sa mémoire était phénoménale, j’ai vite compris que c’était un homme qui ne dormait pas beaucoup.

Quand, après cette période de probation à Nouméa, Marc a pris la tête du service étranger, nous étions installés en haut de l’immeuble de Libération, rue Béranger. Une belle équipe : une trentaine de journalistes, plusieurs documentalistes et sténos de presse. Marc avait ses centres d’intérêt, le Proche et le Moyen-Orient et les Etats-Unis, et une passion spécifique pour les Kurdes. Il faisait de longs séjours américains à l’occasion d’élections présidentielles, il était à Bagdad lors de la première guerre du Golfe, dictait ses papiers au milieu de la nuit. Nous entendions les bruits de la guerre en fond sonore.

Il était sans doute meilleur reporter que chef. Il était difficile de lui faire passer un papier sur l’Allemagne ou la Hongrie par exemple, quelle que soit l’actualité. Il fallait parfois lui tordre le bras car il avait ses têtes de turcs. Il était un journaliste de parti pris mais aussi de mauvaise foi, parfois. Mais il adorait les angles décalés. Avec son complice (et beau-frère) JP Géné, décédé en 2017, ils avaient imaginé les pages Zooms, consacrés chaque samedi aux modes de vie, aux animaux, au végétal, à la nourriture. Marc n’était pas très gourmand, sauf des choses de la vie et de quelques substances récréatives.

Ensuite la direction lui a confié en 1994, au moment du projet Libération 3, la responsabilité du magazine du samedi. Ce lecteur du New Yorker et du Village Voice avait une vision qui n’était pas toujours partagée par la direction du journal. Il avait rassemblé une équipe de fortes têtes (dont moi) et nous non plus n’avions pas tous la même idée du magazine à concevoir, ni même de notre rôle aux uns et aux autres. Le talent de Marc était d’avoir réuni tant de personnalités différentes. Cette épopée journalistique a fini en eau de boudin mais, pour ses rescapés, cela reste un très fort souvenir professionnel. Kravetz a tourné la page, fait d’autres choses, le magazine d’Air France, puis des chroniques sur France Culture. Gardant l’esprit des pages Zooms de Libé, il fera sur Culture de délicieux portraits d’animaux, rassemblés aux éditions du Sonneur.

Il me reste deux souvenirs plus personnels. D’abord, cet incroyable amour pour son père, un militant juif communiste. Ils vivaient au Blanc-Mesnil au cœur de la Seine-Saint-Denis rouge, juste à côté de Drancy. Marc était né en 1942, et ce passé là, la Résistance des communistes pendant que les flics français déportaient les Juifs, était au cœur de sa culture. Devenu normalien, puis journaliste, Marc était aussi un fils de la République, et son père en était fier. Ce vieux monsieur intimidé venait parfois le voir au service étranger, et nous étions heureux de lui parler.

Et puis, plus tard, nous nous sommes retrouvés à Jérusalem-Est, dans le plus bel hôtel de la ville, l’American Colony. Marc aimait y descendre, une amie commune aussi, je dormais chez des amis non loin, du côté de la porte de Damas. Dans le joli jardin du palace, il avait fait le tour de la région une partie de la nuit. Iran, Liban, Palestine, Irak. Marc racontait mille histoires, parfois légères mais jamais anecdotiques. Je lui avais demandé quel était son souvenir de reportage le plus fort, et il m’avait répondu : «Avons-nous vraiment besoin de toujours créer des hiérarchies ?»



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