« A l’avenir on n’en finira plus, je le présume, de le lire et de penser, et de compter aussi, avec lui. » Ces mots que Jacques Derrida (1930-2004) écrivait dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy (Galilée, 2000) ont pris un sens particulier à l’annonce de la mort, lundi 23 août, du philosophe Jean-Luc Nancy, à l’âge de 81 ans.
Sa vie comme son œuvre auraient pu s’achever de nombreuses fois. Après avoir subi une greffe du cœur en 1992, qui est le sujet du fascinant livre L’Intrus (Galilée, 2000), Jean-Luc Nancy a en effet engagé un combat au long cours contre un cancer. Le « grand événement » que représentait son œuvre, toujours selon Derrida, est soudain remis en perspective par l’événement de la mort. Car l’auteur de La Peau fragile du monde (Galilée, 2020) a déployé, depuis le début des années 1970, une pensée de la finitude, fondée sur la prise en compte de la singularité et de la fragilité de l’existence.
Né le 26 juillet 1940 à Caudéran, près de Bordeaux, Jean-Luc Nancy était professeur émérite de philosophie à l’université Marc-Bloch de Strasbourg. Il y a passé l’essentiel de sa carrière d’enseignement, entre 1968 et 2004 – il fut également directeur de programme au Collège international de philosophie entre 1985 et 1989 –, aux côtés de son grand compagnon d’écriture Philippe Lacoue-Labarthe (1940-2007), avec qui il signa notamment L’Absolu littéraire (Seuil, 1978), une étude importante sur le romantisme allemand. Fidèle à Strasbourg, il répondait toujours généreusement, quand sa santé le lui permettait, aux invitations à y intervenir ou à y rencontrer des étudiants, tout comme il répondait aux sollicitations venues du monde entier.
Selon Jean-Luc Nancy, c’est l’existence d’autrui, et notre « être-avec », qui serait la condition de toute liberté
Son successeur à la chaire de métaphysique, le philosophe Jacob Rogozinski, lui demanda un jour comment il allait, tandis qu’il le croisait à la bibliothèque universitaire. « Il y a une semaine j’ai failli mourir, mais à présent tout va bien », répondit simplement Jean-Luc Nancy. « Il n’a pas cessé de mourir et de renaître, et en a tiré une forme de sagesse, de plus en plus solaire au fil des années, loin de tout pathos tragique », confie au Monde celui qui organisa, en 2015, l’un des rares colloques consacré en France à un philosophe qui rayonne pourtant à l’étranger depuis les années 1990.
L’auteur d’Ego sum (Flammarion, 1979) publie d’abord sur Hegel, Descartes ou Kant, sujet de sa thèse de doctorat en 1973. Inspiré par l’existentialisme de Martin Heidegger, il reprend plusieurs grandes questions philosophiques en les examinant à partir du fondement que constitue l’existence. Il développe par exemple, dans L’Expérience de la liberté (Galilée, 1988), l’argument selon lequel notre liberté n’est pas un absolu que viendrait limiter l’existence d’autrui. C’est au contraire l’existence d’autrui, et notre « être-avec », qui serait la condition de toute liberté.
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