AboHommageMarc Lamunière, fin de siècle
Le patriarche, éditeur de presse, écrivain, batteur de jazz mélomane empli de mille ironies, s’en est allé à 100 ans. On l’a appris par un avis de décès publié dans des journaux qui furent les siens.

«On ne va pas jouer les étonnés.» C’était un mot de François Mitterrand, quand il évoquait le grand âge et forcément la mort qui rôdait alentour. Mitterrand, Marc Lamunière s’en était moqué un peu dans une délicieuse nouvelle, jadis, écrite dans un recueil au titre comme une leçon de vie: «Deuxième degré».
On ne va ainsi pas jouer les étonnés. Marc Lamunière, «Lamu», vieux commandeur d’à peu près tous ceux qui, en Suisse romande, ont un jour fait profession d’échotier dans la presse écrite, est mort discrètement à 100 ans, le 6 juillet, mardi dernier, et sa famille l’a fait savoir par un avis sobre dans «Le Temps», la «Tribune de Genève» et «24 heures», qu’il lisait encore tous les jours. C’est une journée de très bonne compagnie, le 6 juillet. Maupassant, William Faulkner sont aussi partis à cette date, en d’autres époques, ou João Gilberto. Et surtout Louis Armstrong, il y a pile cinquante ans, génie de ce jazz qui fut la mélodie de son âme, à Lamunière. On y reviendra.
Un commandeur donc, grand type, stature haute, que ce soit parce que vous travailliez au sein d‘un de ses titres ou à la concurrence: il demeurait une référence, un épicentre puissant, parfois craint peut-être, respecté en tout cas. Lamunière vous tenait toujours à distance juste, par son sens de l’humour à l’élégance anglaise, qui filait souvent plus vite que celui de ses interlocuteurs. Ces derniers sentaient parfois la brûlure d’une pique dans un mot qu’il vous lâchait avec un quart de sourire, alors que ce n’était que de l’esprit, de l’ironie, même cruelle, et sans doute ou surtout sa manière de pudeur et d’armure.
Les accidents de la vie
Marc Lamunière avait compris vite et jeune que cette vie est beaucoup trop courte, surtout la sienne, pour ne pas s’y amuser autant que l’on pouvait. La dernière fois qu’il m’avait reçu, à la fin de l’hiver, pour un livre de centenaire qu’il laissait un peu comme un testament de surfeur voguant sur tous les livres et pensées, j’avais soudain posé les yeux sur une photo de Marinette, «Pomme», épouse aimée fort, décédée en septembre 2017. Lamunière avait laissé s’installer un court silence, puis il avait lâché: «Juste avant de mourir, elle m’a dit: «On a quand même beaucoup ri.»
Les vies sont souvent des accidents. La sienne bascule en 1952. Il a à peine 30 ans lorsque son père meurt à la suite d’une chute à cheval. Marc, né en février 1921, mère d’origine russe, famille de la bourgeoisie protestante, marié à Marinette depuis six ans, avec laquelle il vient d’avoir un troisième enfant, Jean-François, petit frère de Martine et Pierre, hésitait encore sur le chemin à prendre. Mais la route est alors tracée devant lui. Il succède à son papa à la tête de la Société de la «Feuille d’avis de Lausanne» et des Imprimeries réunies.
«Juste avant de mourir, mon épouse m’a dit: «On a quand même beaucoup ri.»
Jusque-là, il s’était laissé porter, trois ans de Mob, études de droit, et déjà un goût marqué pour les arts, la peinture, et la musique. Au jour de ses 14 ans, un album de Nat Gonella, trompettiste et hurleur de jazz londonien et joyeux, qui aimait autant son instrument que le gin, l’avait renversé. «J’ai compris qu’on pouvait être libre, créateur, gai et collectif», dira-t-il. D’une certaine façon, il appliquera exactement cette recette aux journaux qu’il dirigera.
Bâtisseur d’Edipresse
Sa société et ses titres grandissent et se développent. «24 heures», «Le Matin» et «Le Matin Dimanche» en navires amiraux, le magazine «Bilan» ensuite. Ou, en 1991, «Le Nouveau Quotidien», ancêtre turbulent du «Temps», puis des développements en Espagne et au Portugal. Le groupe de presse romand s’appelle désormais Edipresse, depuis 1982, et il est dirigé depuis une tour dessinée au début des années 60 par Jean-Marc Lamunière, cousin de Marc, avec une modernité révolutionnaire pour l’époque. Le bâtiment, rénové de fond en comble en 1998, demeure aujourd’hui encore l’un des plus notables de Lausanne.
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Dès 1986 pourtant, Marc Lamunière laisse la direction exécutive à son fils Pierre. Il demeurera président du groupe durant encore une décennie. Puis Edipresse rejoindra Tamedia, devenu TX Group, qui édite ce journal. Lamunière profitera de sa liberté pour se lancer dans des activités de chroniqueur, d’écrivain (sous le pseudonyme de Marc Lacaze, de Ken Wood pour les œuvres policières) et de musicien. Plusieurs albums de jazz, également sous le nom de Ken Wood, où sa batterie soutient d’excellents comparses, revisitant des répertoires swing, manouches, voire brésiliens.
La mort était un non-sujet
Dans ses textes, il était beaucoup question de séduction, de drôlerie, de bouddhisme, qu’il étudiait en athée spirituel, de Montaigne, qu’il tenait en estime indépassable, et qui prétendait pourtant que philosopher, c’était apprendre à mourir. Mais lui, Lamunière, pensait que la fin était un non-sujet, puisqu’on n’en savait rien, et qu’il était donc parfaitement inutile de s’y préparer. Il adorait aussi Épictète ou Spinoza, et pouvait vous faire éclater de rire en citant le merveilleux penseur Takeshita Takamatsu, un philosophe fictif qu’il avait inventé pour faire passer ses idées les plus inassumables.
Il ressemblait avec le temps à un genre de vieil humaniste pince-sans-rire, portant chic blouson beige, presque désuet, plein d’histoires amusantes et fascinantes. Comme ces quelques jours passés chez Picasso, en 1952, en compagnie de l’éditeur Albert Skira, qui l’avait emmené à Vallauris dans sa Talbot fumante, le faisant passer pour son garde du corps. D’une certaine façon, il ne mourait pas, puisqu’il n’en avait pas envie, Marc Lamunière.
Il y avait trop de choses et de gens intéressants en ce monde. Cent ans, c’est un minimum. Il l’a résumé dans une rencontre avec Jacques Poget, ancien rédacteur en chef de «24 heures»: «À part les peintres, écrivains et musiciens, nous n’avons jamais fréquenté que des journalistes. Des gens dont le moteur de base est la curiosité, avec le désir d’en distribuer le produit. Les autres professionnels, ceux du Rotary, me prenaient pour un affreux communiste.»
L’air du temps et du large
Il n’était certes pas communiste, «Lamu», mais à l’instant du départ, il faut mesurer cette perte immense pour les gens de presse de ce pays. Croiser son éditeur dans un corridor ou un ascenseur signifiait alors pour un journaliste qu’on allait peut-être bien causer style, angle, littérature: l’air du temps comme on sentirait magnifiquement l’air du large. Il avait lu votre dernier article, Lamunière, et il en pensait quelque chose. Ou s’il n’en pensait rien, ce n’était pas vraiment bon signe.
Il s’agit ainsi de dire ici peine et pensées sincères à ses enfants, petits et arrière-petits-enfants, nièces, neveux, proches. Une reconnaissance aussi: il fut une chance pour ceux qui le fréquentèrent. Et s’il vous prend l’envie, vous qui lisez un journal de par ici, de le connaître un peu encore, prenez trois minutes exactement pour écouter un saxophoniste du nom de Coleman Hawkins, jouant «Body and Soul», la version de 1939. Lamunière connaissait ce morceau par cœur, par corps et par âme. Il pouvait vous fredonner le solo du ténor comme une fontaine de vie magique, manière de saisir la beauté sur Terre, modernité et liberté souriante, intensité dansante et tendre, regard au ciel: voilà la seule prière en laquelle Marc Lamunière croyait.
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