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Rama X : Ubu roi à Bangkok

Le monarque, 68 ans, et sa femme, Suthida, 43 ans, inaugurent le prolongement d'une ligne du métro de Bangkok en présence de la cour, en novembre 2020
Le monarque, 68 ans, et sa femme, Suthida, 43 ans, inaugurent le prolongement d'une ligne du métro de Bangkok en présence de la cour, en novembre 2020 © Reuters
André Blanchoud , Mis à jour le

Tapis rouge pour transport peu commun : même dans le métro, les plus hauts dignitaires doivent rester à genoux en sa présence. Et attendre qu’il les autorise à lever les yeux. Excentrique et cruel, Rama X a le statut d’un dieu vivant. Mais c’est pour mieux faire vivre l’enfer à ses sujets, à commencer par ses femmes ou ses maîtresses… Un simple caprice peut suffire. Reportage à haut risque.

Des hameaux éparpillés dans la jungle de Mae Hong Son, dans le nord-ouest du pays, aux criques d’albâtre des îles enchanteresses Similan en passant par les artères surchauffées de Bangkok, son portrait XXL surgit partout, hiératique et sévère, la lippe pincée, le regard un peu vide, comme tourné vers l’ailleurs, toujours affublé de parures mordorées et scintillantes. Dans chaque cinéma de Thaïlande, avant que le film ne débute, on est prié de se lever, sous peine d’amende, pour contempler un court-métrage un peu niais où il apparaît en tenue de bonze ou en pilote de ligne, sous les « chabadabada » d’une bluette sirupeuse qui proclame : « Moi, serviteur de Sa Majesté, je mets mon cœur et ma tête à ses pieds, lui payant le respect et lui donnant ma bénédiction […]. Guide du peuple siamois, nous vous acclamons. »

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Le roi de Thaïlande est connu pour ses frasques et son train de vie de playboy 

L’objet de toutes ces dévotions : Maha Vajiralongkorn Bodindradebayavarangkun, plus connu sous le nom de Rama X, roi de Thaïlande depuis 2016. Dernier descendant de la dynastie des Chakri régnant sur l’ancien Siam depuis 1782, il a succédé à son père, le bien-aimé Bhumibol, au pouvoir pendant soixante-dix ans. Image du Bouddha et des esprits tutélaires qui unifient la nation, Sa Majesté est, selon la terminologie officielle, la « vérité immuable d’une histoire sainte ». Oui, mais voilà… hors de son pays, Rama X, 68 ans, bénéficie d’une bien moindre aura. Résident permanent en Bavière jusqu’à fin 2020, aujourd’hui plus présent à Bangkok, dans ses somptueux palais, il y est surtout connu pour ses frasques et son train de vie de playboy : photographié en tenue fort peu protocolaire, crop top et faux tatouages, dans une galerie commerciale de Munich ou réfugié, en pleine pandémie de Covid-19, dans un hôtel de Garmisch-Partenkirchen, en Bavière, avec un harem de vingt femmes.

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Qui est ce personnage fantasque et insaisissable, réputé pour sa cruauté, son absence d’empathie, son goût du pouvoir absolu et sa surconsommation de femmes, de préférence jeunes, jolies et coiffées à la garçonne ? Barbe-Bleue ? Caligula asiatique ? Ou simple hédoniste ? Enquêter sur le monarque de Thaïlande n’est pas chose aisée. Ici plus qu’ailleurs, le roi n’est pas un sujet. L’article 112 du Code pénal permet d’emprisonner toute personne coupable de crime de lèse-majesté, c’est-à-dire qui émet une critique, même mineure, sur le roi ou sa famille. Nos collaborateurs habituels en Asie ont refusé de participer à cet article, synonyme pour eux de mise au ban. La dizaine de contacts et de connaissances de longue date approchés pour témoigner ont presque tous esquivé, et ceux qui ont accepté l’ont fait sous couvert d’anonymat absolu.

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En route pour le temple du Bouddha d'Emeraude, au Grand Palais de Bangkok, pour honorer les célébrations religieuses de Makha Bucha, le 26 février 2021.
En route pour le temple du Bouddha d'Emeraude, au Grand Palais de Bangkok, pour honorer les célébrations religieuses de Makha Bucha, le 26 février 2021. © AFP

Selon l’ONG Thai Lawyers for Human Rights, sur les neuf derniers mois, 635 militants prodémocratie dont 39 mineurs ont été inculpés en Thaïlande, en vertu des lois de lèse-majesté. Tous risquent de lourdes peines. En janvier, Anchan Preelert, une universitaire de 65 ans qui avait partagé sur les réseaux sociaux des vidéos critiquant la famille royale, a ainsi été condamnée à quarante-trois ans de geôle.
« Vajiralongkorn est un personnage très froid. C’est plus fort que lui : il est simplement incapable de dire une chose gentille, commente Pavin Chachavalpongpun, qui l’a croisé quand il était diplomate à Singapour. Les Thaïlandais sont attachés à la royauté mais pas à ce roi. » Ce dissident est aujourd’hui exilé à Kyoto, au Japon. « J’ai quitté le pays en 2014, poursuit-il. Si j’y remets les pieds, je serai condamné à une centaine d’années de prison. » L’activiste affirme avoir été victime de deux tentatives d’intimidation musclées et de filatures de la part de yakuzas, sans doute stipendiés par Sa Majesté.

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Pour s’approcher de lui, le protocole oblige même à se prosterner à quatre pattes et à ramper, la tête inclinée

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« Notre roi n’a aucune notion de bien ou de mal, explique un homme d’affaires thaïlandais issu des fameux “High So” sino-thaïs, ces 1 % qui contrôlent 70 % des richesses du pays. Zéro surmoi. Il est sans filtre. Que voulez-vous : depuis son plus jeune âge, les gens doivent détourner le regard en sa présence ! Pour s’approcher de lui, le protocole les oblige même à se prosterner à quatre pattes et à ramper, la tête inclinée. » Rama X est l’être suprême qui s’est couronné lui-même, en 2019 , d’un joyau de 7 kilos d’émail doré et de pierres précieuses. Dans son unique interview à la BBC, en 1979, à la question : « Que ressent-on quand on est prince et futur roi de Thaïlande ? », il répondit : « Depuis la première seconde de ma vie, je suis un prince. Il est difficile de dire ce que ça fait d’être poisson quand on est poisson ou oiseau quand on est oiseau. »

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Au palais royal de Bangkok, lors du couronnement le 4 mai 2019. Prosternation rampante devant le "devaraj" (roi-dieu) et sa quatrième femme, Suthida, épousée trois jours avant.
Au palais royal de Bangkok, lors du couronnement le 4 mai 2019. Prosternation rampante devant le "devaraj" (roi-dieu) et sa quatrième femme, Suthida, épousée trois jours avant. © Getty Images

Né en 1952, Vajiralongkorn, dont le nom signifie « sous le signe de l’éclat des bijoux et du tonnerre », est l’unique héritier mâle de Rama IX. Avec une sœur aînée, la princesse Ubolratana, il bénéficie de la loi de primogéniture masculine. à 14 ans, il est envoyé en Angleterre afin de parfaire son anglais et de se mettre au sport. Dans un témoignage publié en 2016 par le « Standard », son ancien camarade de classe, le critique d’art Rupert Christiansen, fait de lui un portrait peu flatteur : « Personne n’en voulait comme ami. “Mahidol”, c’est ainsi qu’on l’appelait, pouvait passer de l’extrême gentillesse à la grande brutalité. Il avait sous son emprise un de nos camarades qu’il aimait enquiquiner, pincer ou frapper. Plus il gémissait et se plaignait, plus il le tourmentait et en jouissait. » Le prince partira ensuite en Australie, à Parramatta puis à Canberra, dans des écoles militaires. Il en gardera la passion de l’uniforme et un gros faible pour les avions. Pilote d’hélicoptère et d’avion de chasse (F-5 et F-16), il est aussi capable de prendre les commandes de ses deux Airbus. Son père, Bhumibol, un francophile qui ne ratait jamais une émission de « Questions pour un champion », est adulé par le peuple. Ses sœurs, toujours promptes à remettre les diplômes dans les universités et à écumer les galas de charité, sont très populaires. Pas lui. Impavide, glacial, détestant frayer avec ses sujets, il ne se distingue que par sa vie de sybarite.

Avec sa troisième femme, la séparation est brutale : arrestation puis emprisonnement de la belle-famille déchue

Marié en premières noces à sa cousine germaine, la très gironde Soamsavali Kitiyakara, il divorce vite et épouse en 1994 une ancienne actrice, Yuvadhida Polpraserth, surnommée « Benz » comme la berline allemande, sa maîtresse depuis douze ans. Il lui a déjà fait cinq enfants, dont quatre garçons. En 1996, nouveau divorce. Benz, accusée d’infidélité, s’enfuit en Angleterre puis aux états-Unis avec ses fils. En 2011, dans la seule déclaration officielle jamais publiée, l’aîné écrit : « Pendant toutes ces années nous avons vécu en silence, sans aucun signe de notre père. Pourtant, notre pays nous manque… » La lettre est restée sans réponse. Avec sa troisième femme, Sriasmi, une ancienne hôtesse de bar épousée en 2001 puis répudiée en 2014, la séparation est brutale : arrestation puis emprisonnement de la plupart des membres de la belle-famille déchue. Longtemps en résidence surveillée, tondue, l’ex-princesse n’a jamais pu revoir son fils Dipangkorn, 16 ans, héritier présomptif de la couronne. Elle affichait pourtant une grande complicité avec son époux, apparaissant sur une vidéo volée quasi nue, prosternée à ses pieds pour célébrer l’anniversaire de leur chien Fufu, officiellement proclamé maréchal de l’armée de l’air.

Six femmes aux destins tragiques

Le parallèle avec Henri VIII et ses six femmes aux destins tragiques est souvent fait. « Et nous parlons des femmes officielles, commente un proche du palais. La bonne société de Bangkok a tremblé pendant des années qu’une fille chérie, trop belle, soit convoquée par le prince… » Aujourd’hui, beaucoup s’inquiètent pour la quatrième épouse, Suthida , 43 ans, ancienne hôtesse de l’air épousée le 1er mai 2019, et dont le jour de naissance, le 3 juin, est désormais férié. Pourtant, le roi lui a offert l’an dernier une extravagante preuve d’amour. Songez plutôt : selon Andrew MacGregor Marshall, ancien correspondant de l’agence Reuters en Thaïlande, il a fait démanteler un Boeing 737 de la Thai Airways (prix neuf : 90 millions d’euros) pour l’installer dans le jardin de son palais. L’avion est en effet la réplique exacte de celui dans lequel, en janvier 2007, il a rencontré la belle Suthida. Le prince avait remarqué la jeune hôtesse de l’air sur une brochure publicitaire de Thai Airways et l’avait convoquée séance tenante pour ne plus la quitter. Ou presque…

Car aujourd’hui, outre l’armée de courtisanes, Suthida doit affronter une coriace rivale, Koi, 35 ans, nommée en juillet 2019 « noble consort ». Autrement dit, maîtresse officielle. Ce printemps 2021, Koi apparaît à côté de la reine et du roi lors de toutes les cérémonies officielles. En janvier, c’est même elle, et non la reine, qui figure aux côtés de Sa Majesté sur la traditionnelle carte de vœux. Cette ancienne infirmière au sourire mutin revient pourtant de loin. En octobre 2019, elle est emprisonnée dix mois pour manœuvre déloyale envers la reine. Mais fin août 2020, le roi la convie à rejoindre son harem de vingt jeunes femmes aux cheveux courts et yeux de biche qui auraient intégré le Special Air Service (SAS) de l’armée, créé pour son bon plaisir. Koi retrouve donc les SAS (de 1 à 20 selon leur préséance dans le cœur du souverain) à l’hôtel Sonnenbichl, dans les Alpes bavaroises, où, depuis 2007, Rama X a passé 75 % de son temps. Il loue plusieurs étages à l’année au Sonnenbichl et a acheté une propriété de 12 millions d’euros à Tutzing, sur le lac de Starnberg.

Pourquoi un tel amour pour l’Allemagne ? D’aucuns assurent que son fils Dipangkorn, qui souffre d’autisme et de troubles du comportement, y reçoit des traitements pointus. D’autres soutiennent que le roi y apprécie la EW Villa Medica, une clinique qui prône la « thérapie cellulaire et holistique » et propose des soins révolutionnaires, comme des injections de cellules de fœtus d’agneau, censés apporter longévité et vitalité. « Je pense surtout que Vajiralongkorn aime la Bavière parce qu’il peut y être lui-même et donner libre cours à sa nature excentrique », juge le dissident Pavin Chachavalpongpun.

Le roi aime se promener à vélo en tee-shirt échancré, s’arrêter dans une brasserie pour engloutir des Münchner Weißwurst, des saucisses de porc et de veau à la moutarde sucrée, son plat préféré. Des riverains assurent l’avoir vu, à la tombée du jour, courir entièrement nu au milieu de ses gardes du corps. Mais le chapitre allemand semble avoir fait long feu pour celui qu’on surnomme « the mad king » (le roi fou). Le Bundestag le soupçonne d’administrer son royaume à partir de l’Allemagne, ce qui est illégal. Et envisage de ne plus l’autoriser à résider en Bavière.

Protégé par sa garde prétorienne de 6 000 hommes, les chiffres molles sont envoyées dans sa prison personnelle

A Bangkok, où il est revenu en octobre 2020, Rama X a, de toute façon, fort à faire. A la mort de son père, en 2016, il a repris en main le bureau de la couronne qui gère son immense fortune, évaluée entre 30 et 50 milliards d’euros. Son patrimoine (des terrains, des participations dans de grandes sociétés) est dorénavant administré par son secrétaire privé. Le roi a aussi fait modifier la Constitution : désormais, il est reconnu comme l’ultime arbitre en cas de crise majeure. Il a obtenu la suppression d’un article imposant que toute proclamation royale soit contresignée par un ministre ou par le président du Parlement. Il a aussi fait rattacher deux bataillons à son armée personnelle de 6 000 hommes, les forces spéciales 904. Une garde prétorienne menée à la baguette : les chiffes molles qui s’évanouissent après cinq heures au garde à vous sont envoyées dans sa prison personnelle de Dhaveevatthana, comme ceux qui laissent tomber un drapeau lors d’une parade ou qui auraient simplement quelques kilos de trop. La junte au pouvoir depuis le coup d’Etat de 2014 le soutient aveuglément et a encore élargi son enveloppe annuelle de dépenses personnelles à 1 milliard d’euros.

Sous le slogan "Pourquoi a-t-on besoin d'un roi?", la jeunesse réclame une discussion sur son statut et ses privilèges

Aujourd’hui, le grand dessein de Rama X est de dompter les grondements de la jeunesse, voire de rétablir la monarchie absolue abolie en 1932. L’opposant Jaran Ditapichai, ancien militant communiste (sept ans de maquis), leader du mouvement des Chemises rouges en 2010, exilé à Paris depuis 2014, lui aussi frappé de crime de lèse-majesté, craint un scénario « à la birmane » où l’armée tire sur la foule. Durant l’été 2020, pour la première fois dans l’histoire de la Thaïlande, la rue a remis en question la façon dont est exercée la royauté, avec des slogans affichés sur Twitter comme #whydoweneedaking : pourquoi a-t-on besoin d’un roi ? Les contestataires ont même réclamé une vraie discussion autour du statut du roi et de ses privilèges. Aussitôt, Rama X a demandé à l’armée de mater les séditieux. La pandémie est venue à sa rescousse. Elle justifie l’interdiction de manifester, aussi bien que la fermeture des habituels foyers de contestation (bars, écoles, universités). Et elle apporte de nouvelles occasions de s’enrichir… Siam Bioscience, une société qui appartient au bureau de la couronne (et donc à Rama X), a reçu l’exclusivité de la fabrication des vaccins AstraZeneca pour l’Asie du Sud-Est (200 millions de doses par an). Le roi a aussi autorisé sa sœur cadette, la princesse Chulabhorn, à importer un lot privé d’un million de vaccins Sinopharm pour la Chulabhorn Royal Acadamy, l’université qu’elle parraine et à laquelle elle a donné son nom. Une annonce, qui a pris au dépourvu le gouvernement, interdit toujours l’import des vaccins alternatifs (Pfizer, Moderna) par les hôpitaux privés…

Lire aussi. Luxure, calme et volupté à la cour de Thaïlande

La monarchie est encore une institution vénérée en Thaïlande, notamment par les ultrariches, qui lui doivent tout, et par les gens âgés, élevés dans le culte de la couronne. Mais en 2021, au sein même de ces cercles, on se demande ouvertement si Rama X respecte bien les « dix vertus » de tout dhammaraj, le roi bouddhiste irréprochable. Même les ultraroyalistes voient dans sa polygamie et sa soif de pouvoir les caractéristiques d’un souverain sans compassion. Le monarque n’a pas le même point de vue. Il n’a jamais caché son admiration pour son bisaïeul, Chulalongkorn, alias Rama V, qui, au début du XXe siècle, a régné quarante-deux ans et eu 77 enfants de ses 153 épouses ou concubines. Record à battre.  

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