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Albert II : "La reine Elisabeth, ma grand-mère, était une aventurière"

Le petit-fils d'Elisabeth, l'ex-roi Albert II, et sa femme Paola, en juin 2020.
Le petit-fils d'Elisabeth, l'ex-roi Albert II, et sa femme Paola, en juin 2020. © Getty Images
Un entretien avec Stéphane Bern , Mis à jour le

L'ex-roi des Belges Albert II parle en exclusivité de sa grand-mère fantasque et anticonformiste.

Paris Match. Sire, vous avez perdu très jeune votre mère, la reine Astrid, et c’est votre grand-mère qui vous a pris sous son aile, se chargeant de votre éducation. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Albert II de Belgique. Le plus ancien remonte à 1939, juste avant la guerre. J’avais 5 ans. Pour mon anniversaire, ma grand-mère et mon père [le roi Léopold III] avaient organisé une excursion en forêt de Soignes. A l’époque, c’était encore un endroit très sauvage. Au milieu des arbres, tout un service de table, avec des pièces d’argenterie, avait été déballé pour l’occasion. J’étais très impressionné. Tout avait été livré dans une camionnette noire. Je revois encore les chauffeurs, les valets de pied… Il y avait un monde fou, c’était magnifique. Tout cela pour moi. Depuis ce jour, j’ai pris goût à la compote de pommes ; il m’en faut une presque à chaque repas.

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Quel genre de grand-mère la reine Elisabeth était-elle ? Vous a-t-elle transmis son goût pour les arts ?
Comme vous le savez, c’était une grande amatrice de musique, qu’elle pratiquait avec talent. Elle voulait absolument que je sache jouer du violon, comme elle. Le choix ne devait pas être très heureux, car, lorsque je sortais l’instrument de son étui devant mes parents ou mes frères et sœurs, tous fuyaient ! Je me souviens aussi d’une expérience formidable qu’elle m’a permis de vivre : en pleine guerre, elle m’avait invité à une répétition d’orchestre, me faisant changer de place après chaque morceau afin que l’instrumentiste me donne des explications. Je n’oublierai jamais ce moment. Elle me lisait des histoires, en musique. Comme ce conte allemand retrouvé par mon épouse, “Les aventures de Monsieur Sumsemann”. Monsieur Sumsemann était un hanneton qui, ayant perdu une patte, avait convaincu deux petits enfants de l’accompagner sur la Lune, où se trouvait le méchant bûcheron qui l’avait amputé. Je garde aussi en mémoire le concerto en « la » majeur pour violon et orchestre de Beethoven, alors que ma grand-mère me lisait ce livre joliment illustré. Chaque fois que j’entends ce concerto, elle revit dans mes pensées. Je la voyais relativement souvent, notamment lors de mes leçons de violon. Elle avait fait de ces cours un acte de résistance puisqu’elle m’avait choisi pour professeur un jeune Tchèque, juif, qui pouvait être poursuivi par les Allemands. Elle disait qu’il était le professeur de musique des princes, qu’il ne fallait pas lui faire d’ennuis. Encore un qu’elle a sauvé ! Je crois que j’ai aussi hérité d’elle le goût de la photographie. Elle était une excellente photographe et utilisait un Rolleiflex. Dès que j’en ai eu les moyens, je m’en suis acheté un, pour faire comme elle.

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Ma grand-mère avait sans cesse mille idées, mille projets

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Avec vous, était-elle aussi fantasque que sa réputation le dit ?
Résolument tournée vers l’avenir, elle était assez anticonformiste et n’aimait pas revenir sur le passé. Jamais elle n’évoquait ses exploits, ni même ses actes de bravoure ou d’héroïsme pendant la Grande Guerre. Et nous avions toutes les peines du monde à lui faire raconter les choses extraordinaires qu’elle avait vécues. Comme ces voyages en Egypte, en Inde, aux Etats-Unis, en Afrique, en Orient, où elle avait assisté à la fin d’un monde fascinant. Curieuse de tout, de tous, elle avait sans cesse mille idées, mille projets. Elle trouvait toujours un intérêt à écouter les autres, particulièrement les artistes et les scientifiques.

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Etait-elle distante, ou affectueuse ?
Elle était affectueuse et aimait la plaisanterie, me laissant même parfois la malmener. Parce que j’étais facétieux, comme tous les gosses. Certains hivers, quand le parc était couvert de neige, on descendait à ski la piste allant du château vers les étangs. Casse-cou et sportive, elle partait toujours en tête, avant de s’arrêter pour m’attendre. Je m’amusais alors à faire semblant de rater mon virage pour lui rentrer en plein dedans, et la faire tomber. On rigolait bien, tous les deux. Grande cavalière, elle détenait le record du saut à plus de 2 mètres, en amazone. C’était assez remarquable. A cette époque où l’on pratiquait assez peu le sport, elle faisait aussi de la gymnastique, du yoga, de la randonnée, de l’escalade en montagne, et même du golf. C’est elle qui a poussé la famille à y jouer. C’était une pionnière !

Parlait-elle de sa Bavière natale, de Possenhofen où elle était née comme sa tante Sissi, la future impératrice d’Autriche ?
Pas vraiment. Elle ne s’exprimait jamais en allemand, sauf quand elle cherchait un mot, souvent le titre d’un morceau de musique… Au petit déjeuner, qu’elle m’invitait régulièrement à partager avec elle, elle prenait du pumpernickel, ce pain noir allemand. Un matin, une petite dame s’est présentée devant laquelle elle a fait une grande révérence : c’était sa mère [l’infante portugaise Marie-Josèphe de Bragance]. “Ça, c’est ma maman”, m’a-t-elle dit. J’étais surpris : cette arrière-grand-mère qui devait avoir alors 85 ans paraissait si âgée…

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Votre grand-mère était-elle moderne, en avance sur son temps ?
Fille de médecin – son père, le duc en Bavière Charles-Théodore, était un ophtalmologiste de renom –, elle était très consciente des règles d’hygiène. Elle disait qu’il ne fallait pas que nous attrapions de microbes, veillait à ce que nous soyons toujours bien soignés. Elle nous parlait de personnalités remarquables qu’elle connaissait bien, comme Albert Schweitzer ou Albert Einstein, deux hommes qui avaient pour elle une admiration énorme.

Pourrait-on dire qu’elle était écolo avant l’heure ?
Elevée dans la nature, elle était passionnée par les oiseaux. Tout l’intéressait, notamment les découvertes médicales. Elle était toujours entourée de médecins, de chercheurs. Il y avait par exemple un médecin belge, Pierre Nolf, auquel elle avait offert un lieu pour procéder à des expériences chimiques, trouver de nouveaux médicaments. C’est lui qui a convaincu mes grands-parents de renoncer à la viande. Etre végétarien n’était pas encore courant.

S’adonnant à ses nombreuses passions, en oubliait-elle le temps ?
C’est sans doute grâce à cela qu’elle a surmonté le deuil affreux qui l’a frappée à la mort de mon grand-père, en 1934. Longtemps, elle s’est isolée dans une chambre noire, refusant de voir quiconque. Et puis j’ai eu la chance de naître, en juin 1934. On m’a donné le prénom d’Albert, et cela lui a rendu une joie de vivre, l’envie de recommencer. Quand ma mère est décédée, à l’été 1935, elle s’est retrouvée avec un demi-rôle de mère, si je puis dire… Elle était très douée en tout, particulièrement en sculpture, et travaillait avec Alfred Courtens, un immense artiste. Elle a d’ailleurs réalisé mon buste lorsque j’étais enfant. Elle avait beaucoup d’affection pour ma sœur et mon frère, mais j’avais un peu l’impression d’être le petit gâté. C’est moi qu’elle appelait le plus souvent à la rejoindre. Elle habitait pendant la guerre une maison qu’on baptisait “Les Palmiers”, dans le parc de Laeken, au-dessus du château et des serres, au bord d’un étang. Quand elle me disait de venir, je devais obéir.

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Elle a décidé de se rendre en Chine pour rencontrer Mao. Le gouvernement belge était atterré

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Finalement, elle aura marqué son époque par son originalité.
En effet. En voulant faire le lien entre l’Est et l’Ouest en pleine guerre froide, elle faisait même montre d’originalité en politique. Elle franchissait couramment le rideau de fer pour aller en Pologne ou à Moscou, où elle connaissait tous les dirigeants, ce qui était étonnant. Un jour, à l’époque où la Chine était mise au ban, elle a décidé de s’y rendre pour rencontrer Mao et son équipe. Le gouvernement belge était atterré. Le ministre des Affaires étrangères, Paul-Henri Spaak, était même allé la trouver pour lui expliquer que ce voyage était absolument impossible. Elle l’a attentivement écouté pendant plus d’une heure, puis, au moment de le quitter, lui a dit : “Monsieur le Ministre, j’ai eu grand plaisir à discuter avec vous, mais j’irai quand même en Chine.”

Lui confiez-vous vos secrets ?
Je n’en ai pas le souvenir… Une fois, je lui ai dit que j’étais amoureux d’une jeune fille et qu’elle aurait peut-être l’occasion de la croiser. Elle a suivi notre mariage avec beaucoup de plaisir, en 1959. Elle tenait absolument à rencontrer très vite mon épouse. Elle l’a fait venir seule et l’a installée dans un fauteuil en la tournant d’une certaine manière, de sorte qu’elle pouvait l’observer sans la regarder directement, à travers un miroir. Je suppose qu’elle voulait capter ainsi ses réactions les plus subtiles. Et après un quart d’heure, c’était terminé. Elle l’avait adoptée !

Elle a laissé son nom à un concours international de musique.
Je me souviens très bien de ses 80 ans. Pour célébrer son amour de la musique, on avait organisé une soirée au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, qu’elle avait fondé avec le violoniste et compositeur Eugène Ysaÿe. De grands musiciens sont venus jouer pour elle. Sur scène, parmi les artistes, elle a reçu un tonnerre d’applaudissements, dont ceux de toute la famille. C’était l’hommage qu’elle méritait.

Présentée par Stéphane Bern, l’émission « Secrets d’histoire » revient sur la personnalité hors du commun d’Elisabeth des Belges lundi 11 janvier à 21 h 5 sur France 3.

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