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Dans les archives de Match - Les derniers mois tragiques de Bourvil

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Bourvil en septembre 1969, sur le tournage du film "L'étalon" de Jean-Pierre Mocky. Le réalisateur a donné un crâne rasé à son personnage, afin de dissimuler un des effets secondaires de la chimiothérapie, la perte des cheveux. © Balzac Films/Compagnie Commerciale Française Cinématographique (CCFC)/Filmel/Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images
Clément Mathieu , Mis à jour le

Il y a 50 ans disparaissait Bourvil. Peu après sa mort, Match avait publié un longue enquête sur les terribles derniers mois de sa vie, face à la maladie... Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers les archives de Paris Match.

Été 1967. Bourvil tourne «Les Cracks» d'Alex Joffé. Il est Jules, l’inventeur endetté d’une bicyclette révolutionnaire, poursuivi par les huissiers. Sur le tournage, la comédie manque de virer au drame, quand l’acteur finit sa course à vélo dans le fossé. Plus de peur qu'autre chose ; mais le mal viendra après. Deux ans plus tard, Bourvil se fait ausculter pour de vives douleurs qu’il pense être des séquelles de l’accident. On lui diagnostique un cancer de la moelle osseuse.

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Il va d’abord taire sa maladie, de peur que les assureurs ne soutiennent plus ses films. Entre «L’Étalon» de Mocky et «Le mur de l'Atlantique» de Camus, André Bourvil tourne «Le Cercle rouge» de Melville, son premier rôle dramatique. La vraie tragédie, pourtant, se joue en coulisse. Il enchaîne les tournages malgré la douleur et l’épuisement. Un véritable martyre, que Paris Match avait retracé dans une longue enquête, publiée quelques semaines après sa disparition, survenue le 23 septembre 1970, il y a 50 ans.

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Voici le reportage consacré aux derniers mois de Bourvil, tel que publié dans Paris Match en 1970…

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Paris Match n°1121, 31 octobre 1970

Bourvil, sa longue bataille contre la mort

Par François Caviglioli (Enquête Florence Portes, Jean Durieux, Denis Jeanbar)

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Sur les écrans viennent de sortir les deux derniers films de Bourvil : « le Mur de l'Atlantique » et « le Cercle rouge » qui connaît un triomphe et qui nous révèle un ultime et nouvel André Bourvil. Pour tourner ces deux oeuvres, Bourvil a dû subir un véritable martyre. Et c'est cette lente agonie, jusqu'à ce jour tenue secrète, et que nous avons pu reconstituer grâce à une minutieuse enquête.

« Son dernier rôle : Bourvil le comique avait pris ce visage grave. Commissaire de police, il personnifiait la mort dans "Le Cercle rouge". Il a disparu à peine les dernières prises de vues terminées. » - Paris Match n°1121, 31 octobre 1970
« Son dernier rôle : Bourvil le comique avait pris ce visage grave. Commissaire de police, il personnifiait la mort dans "Le Cercle rouge". Il a disparu à peine les dernières prises de vues terminées. » - Paris Match n°1121, 31 octobre 1970 © Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images

15 août 1967. Des coureurs de la Belle Epoque s’apprêtent à prendre le départ sur la route corniche de l’Ardèche, près d’Aubenas. Au fond du précipice, la rivière asséchée par l’été n’est plus qu’un mince filet. Le plateau ardéchois brûlé par le soleil sent la lavande, la lentisque et le thym. Un peu à l’écart, un coureur semble se recueillir. Il porte une casquette et une culotte noires, il est cintré dans un beau maillot jaune barré du nom de sa marque, la Gauloise. Il a le nez un peu tordu, le visage bosselé. C’est Bourvil.

Alex Joffé va donner le premier tour de manivelle de son film Les Cracks. C’est l’histoire d’un inventeur de génie qui a inventé une bicyclette révolutionnaire et qui veut gagner la course Paris-Côte d’Azur pour échapper aux poursuites d’un huissier, Robert Hirsch, tout de noir vêtu. Il est 8 heures du matin. Le soleil est déjà chaud. Le |premier plan est dangereux et difficile. Un triporteur, conduit par Monique Tarbes, doit « coller » à Bourvil, en pleine course. Joffé tourne une Ipremière fois, mais n’est pas satisfait. Il crie : « Ça ne va pas assez vite, le triporteur ne suit pas le vélo d’assez près. Il faut remettre ça. » Il explique à Monique Tarbes : « Tu dois coller à la roue de Bourvil. » On remet ça. « Je colle à la roue, je colle à la roue, plus vite, il faut que j’aille plus vite. » L’actrice s’en souvient encore comme d’un cauchemar...

Soudain, tout va très vite. Bourvil pédale, pédale à en perdre le souffle, lorsque le triporteur s’emballe. Sa roue avant touche la roue arrière du vélo. Monique Tarbès freine à mort, mais la machine ne s’arrête pas. Bourvil tombe dans le fossé et le triporteur vient se coincer au-dessus de lui, comme un pont. C’est ce qui l’a sauvé. Bourvil rampe, se dégage de la ferraille. Il reste un moment étourdi. Autour de lui, les cyclistes du film, avec leurs moustaches et leurs caleçons longs ; Monique Tarbès, avec sa jupe de toile bleue, son châle noir, ses bottines, son chignon et ses guiches. Tout le monde est silencieux : « J’ai presque rien, juste un peu mal à la jambe, dit Bourvil. Allons les enfants. » Et il enfourche sa bicyclette, il repart, en bon ouvrier du spectacle, qui a accepté les risques en choisissant le métier. *

C’est ce jour-là que la mort approche Bourvil pour la première fois. Cet accident a d’abord failli lui coûter la vie. Mais, alors qu’il remonte en selle pour peiner à nouveau sur la route écrasée de soleil, il ne sait pas que cette chute va déclencher le processus du mal qui va le tuer lentement. Cette douleur à la jambe ne s’arrêtera jamais. Elle va gagner le dos et le thorax. Dès septembre, ses souffrances l’obligeront à des massages, à des bains prolongés. Bourvil croit à des rhumatismes, à des courbatures, à des coliques néphrétiques. Il s’était toujours imaginé qu’en soignant son corps, on pouvait se préserver très longtemps de la mort. « Je veux faire un beau vieillard », répétait-il. Il faisait 6 ou 7 kilomètres de footing par jour, il suivait des régimes, il s’astreignait à des séances quotidiennes de culture physique. Il s’entretenait. Après trente ans de spectacle, il croyait encore au bien et au mal : si on se conduit bien, on est récompensé. On vit très vieux, on n’est jamais malade. Bourvil n’était pas croyant, mais il pensait qu’il y avait, quelque part, un grand comptable qui notait sur son livre les bonnes et les mauvaises actions et qui distribuait, en retour, la maladie ou la santé. Bourvil avait droit à la santé.

Bourvil sur le tournage du film "Les Cracks" de Alex Joffe, en septembre 1967. Des examens médicaux, suite à un accident de vélo lors du tournage, vont révéler son cancer.
Bourvil sur le tournage du film "Les Cracks" de Alex Joffe, en septembre 1967. Des examens médicaux, suite à un accident de vélo lors du tournage, vont révéler son cancer. © Jean-Claude Deutsch / Paris Match
Bourvil, ici en compagnie de Robert Hirsch, sur le tournage du film "Les Cracks" de Alex Joffe, en septembre 1967. Des examens médicaux, suite à un accident de vélo lors du tournage, vont révéler son cancer.
Bourvil, ici en compagnie de Robert Hirsch, sur le tournage du film "Les Cracks" de Alex Joffe, en septembre 1967. Des examens médicaux, suite à un accident de vélo lors du tournage, vont révéler son cancer. © Jean-Claude Deutsch / Paris Match

Février 1969. Bourvil tourne L’Arbre de Noël au château d’Hérode, près de Nice. Une grande bâtisse en pierre rose, au milieu d’un parc de chênes verts. Il souffre tellement que les femmes de chambre de l’hôtel Négresco doivent placer des planches de bois dans son lit pour qu’il puisse dormir. Quelquefois, il passe des nuits entières assis devant sa coiffeuse de bois clair, la tête dans ses mains. Dans le parc du château, il est obligé de se reposer de longs moments à califourchon sur sa chaise. Terence Young, le metteur en scène, s’inquiète.

« J’ai mal au dos, répond Bourvil. C’est à cause de ma chute de bicyclette dans les Cracks. Depuis, j’ai un lumbago. » Bourvil le croit encore. Ou plutôt, il se raccroche à cette explication rassurante en refoulant ses doutes. Mais le 5 mars, un médecin niçois de la clinique Saint-François conseille à Terence Young d’arrêter le tournage. Le jour même, à Paris, un homme saute dans l’avion de Nice. C’est Bourgeois, le représentant de la compagnie d’assurances. Un torse de lutteur dans un complet bleu-marine croisé, des cheveux bruns, des petits yeux rapprochés. Pour lui, la maladie, l’angoisse, la mort sont des chiffres. Pourtant, en arrivant à Nice, il dit à Terence Young : « Il faut terminer le film. Nous vous soutenons. Si vous vous arrêtez, Bourvil se sentira condamné. C’est impossible de lui faire ça. »

13 mars 1969. L’auditorium des studios de Boulogne, avec ses murs blancs, ses fauteuils gris, ses micros installés sur des perches. Gérard Oury, de Funès et Rioul, l’ingénieur du son, bavardent à mi-voix. C’est l’équipe du Cerveau. On attend Bourvil pour la post synchronisation. Il est en retard, pour la première fois. Et lorsqu’il arrive, c’est pour dire avec un sourire, d’une voix que personne J ne lui connaît : « Ze m’excuse, ze ne Pourrai pas doubler aujourd’hui, ze me suis mordu la langue. » Tout le monde éclate de rire. Les comiques font toujours rire lorsqu’ils annoncent leur propre mort. Bourvil est atteint d’une paralysie de la langue qui le fait zézayer.

Et il le sait. Le tournage de L’Arbre de Noël a été interrompu pour lui permettre de consulter des médecins. Et c’est, pendant ce mois de mars, l’horrible tournée des professeurs où le malade scrute le visage des praticiens, guette leurs paroles et, plus encore, leurs silences. Un jour, dans le cabinet d’un professeur, avec Jeanne, sa femme. Le médecin dit brutalement : « Si vous continuez à travailler, vous en avez pour quinze jours. » Bourvil se lève, mais il est obligé de se cramponner au bureau. Ses genoux s’entrechoquent. « J’ai compris, dira-t-il plus tard, ce que signifie l’expression : « Les jambes se dérobent. »

Bourvil en compagnie de Gérard Oury et Michèle Morgan, à la première du film "Le cerveau", en mars 1969.
Bourvil en compagnie de Gérard Oury et Michèle Morgan, à la première du film "Le cerveau", en mars 1969. © Philippe Le Tellier / Paris Match

L'enfer dans les souterrains de Curie

La Fondation Curie. Un immense hôpital-caserne, rue d’Ulm, à Paris. Des portes vitrées, quelques marches, et c’est comme si on entrait dans l’autre monde. Des gens attendent, par dizaines, sur des chaises en skaï. De temps en temps, une infirmière surgit derrière une porte de verre. Elle appelle des numéros, les malades passent, l’un derrière l’autre, le visage souvent altéré par la peur. Au fond du hall, à droite, un escalier. Il descend au premier sous-sol, dans le service de Radiothérapie A - Service du professeur Auguste Ennuyer. Des couloirs gris, des lumières encastrées dans le plafond, de larges plaques d’aluminium sur les portes. Rien pour accrocher le regard, pour faire oublier l’angoisse : c’est là qu’au mois de mars 1969, André Bourvil vient consulter. « Je vis entrer dans mon cabinet un homme simple, terriblement gentil, qui s’interrogeait avec sérieux sur les causes de son mal, raconte le docteur V... D’emblée, Bourvil s’est présenté comme quelqu’un d'extraordinairement confiant. On avait l’impression qu’il ne doutait pas qu’on allait le guérir. » Il venait chercher la guérison comme le salaire de sa vie tranquille, sans excès et sans ombre.

Les premières radios sont catastrophiques. On décèle, d’abord, un trou à la base du crâne, à L’endroit où émerge le nerf de la langue. Le docteur V... lui a fait aussitôt faire d’autres radios osseuses. On découvre que la onzième côte gauche, ainsi qu’une vertèbre, sont déjà complètement rongées. Le docteur V... établit son diagnostic : c’est un myélome, une tumeur cancéreuse qui se développe aux dépens du tissu médullaire osseux. Cette forme de cancer peut attaquer n’importe quel point du squelette, bras, jambes, crâne. Elle est parfois décelable grâce à des boursouflures qui se manifestent au niveau de la partie osseuse atteinte. (Ce n’était pas, à l’époque, le cas de Bourvil). Elle s’accompagne de violentes douleurs. Le degré de malignité des myélomes dépend de l’importance de la localisation. Plus le myélome est généralisé, plus faibles sont les chances de survie.

Bourvil subit encore, à la Fondation Curie, des ponctions de la moelle, des ponctions sternales, des analyses de protides. Puis il regagne Nice. Ces trois semaines d’interruption ont coûté aux assurances 180 millions. Au Négresco, on l’installe au 525, une chambre sur cour très modeste : deux lits jumeaux, avec des couvre-lits vert d’eau, une coiffeuse, une commode, une armoire vitrée à trois battants. Depuis vingt ans qu’il vient au Négresco, on lui fait toujours le lit à l’italienne, c’est-à-dire en rapprochant les deux sommiers par une planche. Cette fois-ci, à la demande de la direction, une planche supplémentaire a été ajoutée au dispositif. Quand Bourvil s’en aperçoit, il éclate de rire et dit à Rosette, la femme de chambre, une petite brune en uniforme bleu et en tablier blanc : « Qui vous a dit de mettre ça ? Enlevez-moi ça tout de suite, .le n’ai rien du tout. »

Pourtant, dès ce moment-là, Bourvil descend tous les jours à Saint-François (façade blanche, volets bleus, géraniums, escalier de mosaïque entre des murs peints en rouge), une clinique ultra moderne située au bout d’un chemin planté d’eucalyptus, un peu en dehors du boulevard Pasteur, dans le haut de Nice. C’est le chauffeur de la production qui le conduit. Bourvil porte alors une grosse canadienne, une casquette et sifflotte des airs de ses vieilles chansons, confortablement installé sur les banquettes bleues d’une vieille D.S. Après l’enfer qu’il a connu dans les souterrains de la Fondation Curie, Bourvil, toujours certain de guérir, reconstitue son univers familier, fait d’une paix simple et souriante.

Mais bientôt l’équipe du film doit remonter à Paris. Pour être plus près des médecins. Un soir, dans un studio de Boulogne, alors que Bourvil se tient un peu à l’écart, Jeanne Vitta, la script s’approche de lui. C’est une grosse femme à cheveux poivre et sel, couPés courts. Ma sœur avait mal au dos et dans la nuque, comme vous, lui dit-elle. Bourvil demande vivement. — Qu’est-elle devenue ? — Elle est morte. Bourvil pâlit et s’éloigne, sans un mot.

Il ne tarde pas à retrouver le cauchemar des souterrains d’hôpital. Cette fois, c’est à la clinique Hartman, à Neuilly. La façade est couverte de vigne-vierge, mais c’est au sous-sol que le docteur V... reçoit à nouveau Bourvil, dans une petite pièce Ijeinte en gris et vert. L’acteur se déshabille, se couche sur un chariot qu'on pousse sous un container de un mètre de long en forme de haricot. C’est la bombe au cobalt. Les rayons s’échappent par un tube qui ressemble à un entonnoir dont la pointe est tournée vers le patient. Un rayon permet de régler la machine pour qu’elle puisse irradier exactement au point choisi, marqué d’une croix au crayon sur le corps du malade.

Premières séances, il reprend confiance

Le traitement donne des résultats rapides. Dès les premières séances, les douleurs commencent à disparaître. Bourvil reprend confiance. Nouveau diagnostic du docteur V... : Bourvil est peutêtre atteint d’un « réticulosarcome » généralisé. C’est une maladie incurable dans l’état actuel de la science. « On ne dit la vérité au malade, dit le docteur V..., que s’il veut absolument la connaître. Je n’ai pas caché à Bourvil que son état était sérieux, sans lui donner des explications qu’il ne demandait pas. »

Juin 1969. Bourvil est aux commandes d’une énorme tondeuse à gazon. Torse nu, bronzé, il a l’air éclatant de santé dans son vieux pantalon de jardinier et ses sabots. C’est ainsi que Jean-Pierre Mocky le trouve, devant la maison de Mortainville. Malgré ses fausses pierres de taille et son toit métallique, cette maison est la fierté de Bourvil, avec sa pelouse plantée de rosiers et de petits sapins et son verger en pente où s'alignent pommiers et poiriers.

Jean-Pierre Mocky vient proposer à Bourvil le scénario de l’Etalon. Bourvil descend de sa machine, et les deux hommes se dirigent vers la maison. Jean-Pierre Mocky, vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise rouge, raconte son film en faisant de grands gestes. Il s’agit d’un médecin un peu fou qui veut libérer la jeunesse des contraintes sexuelles imposées par la société. Il propose la formation d’un corps d’étalons destiné à satisfaire les besoins des épouses délaissées, en mal d’amour, sous le contrôle de la Sécurité sociale : « Œuvre de salubrité publique », dit Mocky.

Bourvil a déjà tourné cinq films sous la direction de Jean-Pierre Mocky. Bizarrement, les deux homines, le metteur en scène libertaire et le paysan normand, s’entendent à merveille : tous les personnages proposés par Mocky ont séduit Bourvil : un bigot qui vole dans les troncs des églises (Un drôle de paroissien), un policier qui refuse d’arrêter les coupables (la Grande Frousse), un professeur qui veut éliminer la télévision (la Grande Lessive). Bourvil aime les rôles qui ne lui ressemblent pas, qui jurent avec son physique. Il accepte avec enthousiasme de tourner l'Étalon et porte le scénario à Prives, son imprésario.

Bourvil et Jean-Pierre Mocky en septembre 1969, sur le tournage du film "L'étalon". Le réalisateur a donné un crâne rasé à son personnage, afin de dissimuler un des effets secondaires de la chimiothérapie, la perte des cheveux.
Bourvil et Jean-Pierre Mocky en septembre 1969, sur le tournage du film "L'étalon". Le réalisateur a donné un crâne rasé à son personnage, afin de dissimuler un des effets secondaires de la chimiothérapie, la perte des cheveux. © James Andanson/Sygma via Getty Images
Bourvil en septembre 1969, sur le tournage du film "L'étalon" de Jean-Pierre Mocky. Le réalisateur a donné un crâne rasé à son personnage, afin de dissimuler un des effets secondaires de la chimiothérapie, la perte des cheveux.
Bourvil en septembre 1969, sur le tournage du film "L'étalon" de Jean-Pierre Mocky. Le réalisateur a donné un crâne rasé à son personnage, afin de dissimuler un des effets secondaires de la chimiothérapie, la perte des cheveux. © James Andanson/Sygma via Getty Images

20 juin 1969. Mocky, à son tour, va rendre visite à Trives. Il le trouve en larmes : — On a vu les docteurs. Bourvil n’a plus que très peu de temps à vivre. Les assureurs, c’est leur métier de percer tous les secrets, même le secret médical, refusent d’assurer l'Étalon. Jean-Pierre Mocky va implorer le plus compréhensif d’entre eux, Bourgeois. L’entrevue a lieu dans le bureau de l’assureur, rue Ville-L’Evêque. Bourgeois a toujours son complet croisé, sa cravate tricotée noire. Autour de lui, des messieurs sévères qui ne s’en laissent pas conter. Bourgeois finit par accepter d’assurer le film, mais seulement jour après jour, et moyennant une surprime qui coûtera un million par vingt-quatre heures.

Le metteur en scène est donc contraint d’engager ses acteurs en ne leur promettant qu’un cachet limité au nombre de jours de travail effectifs. Il les voit tous, les uns après les autres, les artistes comme les techniciens. Il leur explique la situation. Francis Blanche, Michael Lonsdale, Elisabeth Braconnier, Raphaël Delapart, et les techniciens, qui ont pourtant d’autres propositions plus intéressantes, acceptent tous. Par solidarité. Pour ne pas désespérer Bourvil. Pour lui prouver qu’il est encore capable de travailler, qu’il appartient encore au monde des vivants. Bourvil ignore tout de ces transactions. Mais il téléphone chaque jour à Mocky. — Avons-nous les assurances ? Bien sûr, répond Mocky. J’ai déjà attaqué les dialogues. Est-ce que je travaillerais si je n’étais pas sûr que le film se fasse ? Bourvil mesure désormais ses chances de survivre à l’attitude des assureurs.

Septembre 1969, Cerbère. Jean-Pierre Mocky a choisi ce village de pêcheurs, aux ruelles battues par le vent, pour servir de décor à l’Etalon. A 973 kilomètres de Paris, loin des spécialistes et des hôpitaux, Bourvil retrouve un peu de sa santé, de son insouciance d’autrefois. Il occupe la chambre 5 au premier étage de l’hôtel La Vigie. Le matin, il descend en peignoir de bain sur la plage. Il entre avec plaisir dans l’eau de septembre déjà froide, et s’éloigne même à grandes brasses vers le large. Michel Lonsdale, qui sait Bourvil malade et craint pour lui un malaise, l’accompagne. Souvent, Bourvil lui raconte la dernière histoire qu’il vient d’inventer. Par exemple : un jour, de Gaulle reçoit les artistes. A ses côtés un conseiller lui remémore les rôles et les films des invités. Lorsque Jacques Tati se présente, le conseiller annonce à mi-voix, à l’oreille du président de la République : « Mon Oncle »..., et quand Tati tend la main, de Gaulle le salue en disant : « Je suis heureux de saluer l’oncle de mon conseiller... »

11 septembre 1969 au matin. La femme de chambre frappe à la porte numéro 5, sans obtenir de réponse. Elle essaye d’ouvrir, mais Bourvil s’est enfermé à clef. De la réception, on appelle la chambre au téléphone. Pas de réponse. Le directeur de l’hôtel finit par ouvrir la porte avec son passe-partout : Bourvil est étendu sur le dos, dans son lit. C’est une syncope. Le médecin, appelé, fait une piqûre. Une heure après, Bourvil est sur le plateau. II ne parle de l’incident à personne.

Bourvil montre une vieille photo de lui à l’acteur Raphaël Delapart. — Regardez comme j’ai changé. Je n’étais pas physiquement le même homme quand j’avais trente ans. Comme on change dans la vie !... Comme la maladie vous change ! Regardez Sacha Guitry... Il faut faire comme lui. Il ne faut jamais s’arrêter. Même quand on sait qu’on est très malade. Il faut travailler jusqu’au bout et s’en aller. Ses yeux se perdent au loin, comme s’il était soudain très seul.

Le regard des assureurs lui faisait peur

Le soir même, Delapart et Bourvil dînent à l’écart dans la salle à manger de l’hôtel. Après un long silence, Delapart demande, en regardant son assiette. — Dites-moi, André, qu’est-ce que vous avez eu, exactement ? Bourvil détourne la tête. Puis, avec un rire forcé : — Les médecins se sont trompés.

18 décembre 1969. Bourvil et Jean-Pierre Melville sont assis côte à côte, dans une petite salle de projection de la rue de Ponthieu, aux murs tendus de toile beige. Bourvil est un Peu impressionné par Melville, sa légende et ses lunettes noires américaines. « Ecoutez, lui dit Melville, je vais vous montrer un film qui s’appelle De sang-froid. A un moment donné, vous verrez un policier joué par John Forsythe. Je vous toucherai le bras ; c’est comme lui que je veux que vous soyez. » Quand Forsythe apparaît sur l’écran, Bourvil murmure : « Mais il est beau... Je ne suis pas beau, moi... Et puis, il est bien habillé. » « Vous serez beau, vous aussi, lui répond Melville... et aussi élégant que lui. »

Jean-Pierre Melville vient de choisir Bourvil pour tenir le rôle d’un policier dans son prochain film : le Cercle rouge. Le jour même, les deux hommes déjeunent au Tong-Yen, un restaurant vietnamien de la rue de Ponthieu décoré d’estampes pastels. Là, pour la première fois, Bourvil parle de sa maladie. Melville le rassure, il lui cite l’exemple de John Wayne : « Il a tourné plus de dix films depuis qu’il a été opéré d’un cancer du poumon. Les maladies, même celles qui portent un nom affreux, se guérissent. »

Bourvil en couverture du Paris Match n°1121, 31 octobre 1970
Bourvil en couverture du Paris Match n°1121, 31 octobre 1970 © Paris Match
« Malgré sa maladie, il tournait les scènes les plus épuisantes. » - Paris Match n°1121, 31 octobre 1970. Bourvil dans dans « Le Cercle rouge ».
« Malgré sa maladie, il tournait les scènes les plus épuisantes. » - Paris Match n°1121, 31 octobre 1970. Bourvil dans dans « Le Cercle rouge ». © James Andanson/Sygma via Getty Images

Dans les jours qui suivent, Melville conduit Bourvil chez son tailleur. Il lui fait faire deux costumes sombres taillés droit, à trois boutons et des chemises blanches à col italien souple. Pour compléter le boutonnage, il fait venir de Londres deux trench-coats « Military Type ». Bourvil est fou de joie. « Jamais je n’ai été aussi bien habillé. Croyez-vous que je pourrai racheter ces costumes à la production ? »

Le tournage commence à Marseille, le 18 janvier 1970. Bourvil est fatigué. Des nodosités commencent à apparaître un peu partout sur son corps. L’une d’elles perce la peau du crâne où elle apparaît comme une bosse. Il rencontre Pierrette Bruno, l’auteur de Pepsie (mille représentations au Théâtre Daunou). Elle a joué pendant sept ans, avec lui, la Bonne Planque. C’est une petite Marseillaise blonde, aux yeux en amande. Elle l’emmène déjeuner à la Madrague, où elle possède une maison blanche avec une terrasse au bord de la mer. — Mais dis-moi, qu’est-ce que tu as sur le crâne ? lui dit-elle au cours du repas. — Je me suis relevé trop brusquement, dit Bourvil, et je me suis cogné le crâne contre un portant. Peur du « nom affreux » de sa maladie ? Peur des assureurs ? Peut-être les deux.

13 janvier 1970, dans la petite gare de Marseille-Aubagne. Bourvil tourne. Il s’agite beaucoup. Il se dandine. « Arrêtez de sautiller comme ça, lui dit Melville. Il faut que vous soyez tout d’un bloc. » Cependant, la maladie reprend son cours. Le 20 février, il doit retourner à la clinique Hartman pour de nouvelles séances de cobalt. Il n’en dit rien à personne. On lui retire la nodosité qui perce la peau de son crâne, mais d’autres grosseurs se font jour sur son corps, qui s’amaigrit rapidement.

27 février 1970. Sur le plateau, à Boulogne, à travers un décor de bijouterie, Bourvil aperçoit une silhouette de lutteur. C’est l’assureur Bourgeois. Il est en grande conversation avec Melville. Bourvil observe les deux hommes, de loin. Quand ils se séparent, il bondit sur Melville : — Qu’est-ce qu’il vous a dit ? — Bien, répond négligemment Melville. Je lui ai dit que vous alliez très bien, que vous avez même couru, pour une scène de poursuite, dans un sous-bois.

Avril 1970. Les douleurs de Bourvil deviennent intenses. Les séances de rayons sont maintenant journalières. C’est un ami de son fils qui le conduit tous les soirs dans une clinique de Boulogne pour y subir son traitement. Il a perdu dix kilos. A l’intérieur des chairs, les os se désintègrent par plaques larges comme des pièces de cinq francs. C’est le 6 avril qu’il commence à tourner, à Barfleur, le Mur de l’Atlantique. Le 7 avril, Bourvil fait un repas pantagruélique à l’Hôtel de France : homard, coquillages, poisson. Alain Levant, le chef opérateur, lui lance : — Vous avez l’air de bien vous porter, André. — Ça va mieux, dit-il, mais j’ai toujours mes rhumatismes.

Bourvil sur le tournage du film "Le mur de l'Atlantique" qui débute en avril 1970.
Bourvil sur le tournage du film "Le mur de l'Atlantique" qui débute en avril 1970. © Les Productions Georges de Beauregard/Société Nouvelle de Cinématographie (SNc)/Fono Roma/Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images

16 avril 1970. Bourvil tourne une scène de bagarre dans un café reconstitué aux studios d’Epinay. Les deux premiers combats se passent bien. Mais, au dernier, brusquement, c’est le drame. Bourvil, en marchant à reculons, a heurté un portant et tombe sur le dos. Il pousse un cri et s’évanouit... Depuis quelque temps, le mal a fait des progrès alarmants. Le matin, c’est sa femme qui doit l’habiller. Il ne peut plus lacer ses chaussures. Dans sa loge, c’est Annie Morolt, son habilleuse depuis toujours, qui l’aide à passer son costume de scène. Son dos est couvert de croix faites au crayon : ce sont des cibles pour les rayons de cobalt.

Juillet 1970. Bourvil s’est retiré à Mortainville. Il aime cette saison avec ses odeurs de foin coupé. Il se souvient de ce que lui a dit un jour William Holden, son partenaire dans l’Arbre de Noël : — Quand vous vous sentirez mal, retournez au pays natal, resPirez l’air de votre enfance et mangez la cuisine de votre mère. Mais ses reins commencent à se bloquer. Mais il maigrit rapidement. Mais la douleur, maintenant, ne lui laisse plus de répit.

... Et pourtant je ne voulais pas mourir

5 août 1970. Bourvil dit à sa femme : « Je me couche Pour ne plus me relever. » 6 août 1970. Melville a besoin de lui pour doubler une phrase du Cercle rouge. A 17 heures, il est assis dans l’auditorium. Melville le reconnaît à peine. Il est très amaigri, son œil droit est très dilaté. « Pardonnez-moi de rester assis, dit-il, j’ai eu une terrible crise de coliques néphrétiques cette nuit. » Il parle d’une voix éteinte. Il ne ment plus pour se raccrocher à un esPoir, mais par discrétion. On fait le noir dans la cabine de projection. Bourvil n’a qu’une phrase à dire : « Mon directeur vient de me dire que seule la chance pouvait me permettre de rattraper Vogel ! La chance et moi, en vérité. » Melville s’est éclipsé avant que la lumière se rallume. Il ne veut pas voir partir Bourvil vers la mort.

Septembre 1970. Bourvil est à Paris, dans son appartement du boulevard Suchet. Chaque jour, il se lève, pour s’installer dans un fauteuil jaune, près de la fenêtre. — A quoi Penses-tu ? demande Jeanne. — A rien. Il ne souffre plus.

22 septembre, l’après-midi. Bourvil entre en agonie. Ses fils, qui lui ressemblent tant, sont au pied de son lit. Vers minuit, il dit : « Et pourtant, je ne voulais pas mourir. » A une heure du matin André Bourvil est mort. « ... Même lorsqu’on se sait très malade, il faut travailler jusqu’au bout et s’en aller. »

La mort de Bourvil en couverture de Paris Match n°1117, 3 octobre 1970
La mort de Bourvil en couverture de Paris Match n°1117, 3 octobre 1970 © Paris Match
Les obsèques de Bourvil dans le cimetière de Montainville, le 25 septembre 1970.
Les obsèques de Bourvil dans le cimetière de Montainville, le 25 septembre 1970. © Patrick Jarnoux / Paris Match
Les obsèques de Bourvil dans le cimetière de Montainville, le 25 septembre 1970. Ici, son épouse Jeanne entourée de leurs deux fils Dominique et Philippe.
Les obsèques de Bourvil dans le cimetière de Montainville, le 25 septembre 1970. Ici, son épouse Jeanne entourée de leurs deux fils Dominique et Philippe. © Patrick Jarnoux / Paris Match
Bourvil à Contrexéville où il fait une cure préventive contre les maux de reins, en septembre 1956. Le comédien reçoit la visite de Paris Match après avoir obtenu le grand prix d'interprétation masculine (la coupe Volpi) à la Mostra de Venise 1956 pour son rôle dans le film "La Traversée de Paris".
Bourvil à Contrexéville où il fait une cure préventive contre les maux de reins, en septembre 1956. Le comédien reçoit la visite de Paris Match après avoir obtenu le grand prix d'interprétation masculine (la coupe Volpi) à la Mostra de Venise 1956 pour son rôle dans le film "La Traversée de Paris". © Daniel Camus / Paris Match

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