Menu
Libération
TRIBUNE

Didier Lapeyronnie, mort d’un sociologue des marges

S’appuyant sur les travaux d’Alain Touraine, le professeur à la Sorbonne avait décrit les processus de «déliaison sociale» conduisant à la violence et au racisme. Ses travaux sur la formation des ghettos sont devenus des classiques de la sociologie. Il est mort le 12 septembre à 64 ans.
par Manuel Boucher , professeur de sociologie à l’université de Perpignan
publié le 16 septembre 2020 à 17h06

Tribune. Le sociologue Didier Lapeyronnie est mort le 12 septembre. Né en 1956 en Dordogne, il a suivi des études en science politique et en sociologie à Bordeaux, pour entrer au CNRS en 1985 en tant que chargé de recherches, puis devenir, en 1992, professeur de sociologie à l'université Victor-Segalen Bordeaux-II où il a enseigné jusqu'en 2007. Depuis, il exerçait à l'université de la Sorbonne Paris-IV et animait aussi des séminaires à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) en tant que membre du Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis) créé par Alain Touraine en 1981.

L’action collective

S’inscrivant dans cette approche, Didier Lapeyronnie incarne une figure importante de la sociologie des mouvements sociaux et de l’action collective, ce qui signifie qu’il croyait plus en la capacité de réflexion et d’action des acteurs sociaux, notamment ceux qui sont les plus éloignés des sphères de pouvoir, qu’en la reproduction sociale des dominés condamnant toute perspective de changement et de transformation sociale.

Didier Lapeyronnie a notamment travaillé sur les mouvements sociaux dans les mondes du travail (1) et à l’université (2) mais ce sont surtout ses travaux sur des sujets sensibles comme les marginalités, les migrations et les «jeunes de banlieues» défavorisées (3) qui le font réellement connaître. Dans sa vie professionnelle, il était un sociologue possédant de grandes qualités analytiques et humaines.

Au début des années 90, dans un contexte d'explosion des «violences urbaines», il étudie les jeunes Français maghrébins de la seconde génération de l'immigration postcoloniale (4). A cette époque, il formule l'hypothèse que par rapport aux autres jeunes immigrés, les jeunes d'origine maghrébine vivent une tension plus forte entre une intégration culturelle réussie et l'échec de l'intégration socio-économique pour une grande partie d'entre eux. Il montre que, du côté de la culture, ces jeunes sont engagés dans un processus d'assimilation. Du côté de l'intégration sociale, Didier Lapeyronnie souligne qu'il existe un fort décalage entre leurs aspirations (refus des emplois sous-qualifiés et surtout ouvriers) et la réalité qu'ils vivent (discriminations, taux de chômage beaucoup plus élevé que celui des jeunes Portugais). Didier Lapeyronnie révèle alors que l'action de ces jeunes se forme à partir d'un appel à des principes de justice et de dignité et en dénonçant le racisme.

Dans son livre l'Individu et les Minorités (PUF, 1993) qui traite de l'immigration en France et en Grande-Bretagne, le sociologue souligne qu'alors que la société française accuse les Britanniques de «racisme par excès de différentialisme» et que la Grande-Bretagne dénonce le racisme des Français «par excès d'universalisme», la réalité est beaucoup plus ambivalente. En effet, dans les deux vieilles nations britanniques et françaises, les changements profonds de l'économie ont abouti à la disparition du monde industriel et à l'éclatement de la classe ouvrière au sein de laquelle, traditionnellement, les populations immigrées s'intégraient. Dès lors, ce qui paraît important à Didier Lapeyronnie, ce n'est pas l'opposition entre une conception universaliste ou particulariste de l'intégration mais plutôt comment déconstruire le développement d'une «underclass» constituée «par les interrelations entre l'exclusion économique, la distance et l'isolement du monde des classes "moyennes", la dislocation interne et, enfin, la construction d'ethnicités par l'expérience du racisme et la confrontation avec la police». Dans les deux pays, les zones urbaines défavorisées sont devenues étrangères à la vie urbaine des «classes moyennes». Ces zones sont alors pensées comme peuplées par des nouvelles «classes dangereuses» et associées aux immigrés et aux «minorités ethniques». Selon Didier Lapeyronnie, il s'agit donc de sortir des oppositions classiques entre l'individu et les minorités et de «construire des politiques sociales qui ouvrent l'espace nécessaire à l'individuation pour les populations exclues, qui leur redonnent l'autonomie nécessaire à la définition d'eux-mêmes dans leur particularité et leur universalité».

«Non-rapports sociaux»

S’appuyant sur l’analyse des conséquences de la désindustrialisation, de la décomposition du monde ouvrier et de ses forces politiques, développée par Alain Touraine et son équipe au sein de laquelle il occupait une place importe à partir de la fin des années 80, aux côtés de François Dubet et Michel Wieviorka, Didier Lapeyronnie décrit avec finesse les processus de déliaison sociale conduisant à la production de la violence et du racisme. Ainsi, il considère que le racisme ne dépend pas seulement de la crise sociale et de l’anomie mais des rapports ou des «non-rapports sociaux» dans lesquels il se développe. C’est dans cette perspective qu’il aborde la construction du racisme dans les banlieues. Il montre que pour toute une partie de la population des quartiers populaires, le racisme est une manière de se séparer de l’image infamante que vous renvoie «l’autre», autrement dit, le voisin d’infortune avec lequel on refuse de s’identifier. Dans ces quartiers stigmatisés, Didier Lapeyronnie observe, en effet, que la violence est un mode de constitution du racisme plutôt que la conséquence de celui-ci. Il exprime là un point de vue original, considérant que la violence est un moyen de se différencier de l’autre, de construire une altérité en marquant une distance absolue. Les pratiques racistes ou sexistes sont là une tentative de «subjectivation négative» pour développer le «je» en s’opposant au «soi», représenté par l’autre auquel on refuse de s’identifier.

Par la suite, ce sont ses travaux ethnographiques sur les cités périphériques qui l'ont fait reconnaître comme un sociologue urbain incontournable. Lors des émeutes urbaines de 2005, Didier Lapeyronnie exprime une vive critique contre l'explication de la violence par le «vide social» car il souligne que la plupart du temps, les processus de désaffiliation sociale définis par les sociologues Robert Castel et Serge Paugam conduisent vers l'apathie, le repli sur soi plutôt que vers la violence. Rompant avec le consensus structuré autour du «déficit d'intégration» pour expliquer le déclenchement des violences juvéniles, Didier Lapeyronnie affirme que «la sortie de la violence n'est possible que par la rupture avec le monde de l'intégration sociale». Face à la violence, le problème n'est donc pas d'intégrer les gens qui le sont déjà mais plutôt de «fabriquer du conflit» et de recréer un langage politique permettant aux catégories populaires d'exister au-delà de leur aspiration légitime à être des consommateurs. Il analyse dès lors l'éclatement des émeutes de 2005 en France comme une action proto-politique et rationnelle de jeunes des quartiers populaires qui en appellent aux valeurs de la société contre les injustices telles que les discriminations.

Modes de vie spécifiques

Didier Lapeyronnie a alors le courage de démontrer, malgré les critiques et les oppositions d'autres spécialistes des processus de paupérisation urbaine, que dans certains territoires urbains de la «politique de la ville», nous étions passés de quartiers populaires d'«exil» stigmatisés à de véritables «cités ghettos» d'un point de vue social et ethnique, hyperstigmatisées et réifiées (5). Sans confondre les «hyperghettos» américains avec les cités françaises, il note, néanmoins, de fortes similitudes. En France, il décrit minutieusement des «ghettos urbains» qui se caractérisent, notamment, par la concentration de populations défavorisées, victimes d'une forte ségrégation et de discriminations raciales, populations qui ont fini par développer des modes de vie et une organisation spécifiques. Pour Didier Lapeyronnie, «le ghetto suppose une ségrégation forcée et non choisie, imposée et non élective. Les habitants y vivent contraints, ne pouvant aller ailleurs tout en aspirant au départ». Ces «ghettos urbains» sont largement définis par un ensemble de stéréotypes, de défauts et de défiances. Ses habitants sont considérés comme des individus peu fiables, amoraux, voire dangereux ce qui favorise leur maltraitance. Didier Lapeyronnie souligne ainsi que les habitants des cités évoquent souvent le fait d'être traités comme des parias et regardés comme des «animaux». Si Didier Lapeyronnie décrit le «ghetto» comme un espace froid, il le définit aussi comme un territoire chaud. A partir des ressources dont disposent les habitants, ceux-ci «ont créé des "structures" ou des "institutions" qui permettent d'échapper quelque peu aux blessures infligées par la société. Parmi ces structures, les plus centrales sont la "rue" avec sa culture et son occupation par les "jeunes", la famille, les formes d'identification raciales qui lient et parfois opposent les individus entre eux. […]. Les habitants du ghetto travaillent collectivement à l'élaboration d'un "univers" auquel ils tentent d'échapper personnellement. Le ghetto est à la fois une cage (chacun est forcé d'y vivre et aspire à autre chose) et un cocon où l'on se sent bien, protégé du mépris externe, le seul lieu où peut s'affirmer une dignité individuellement».

Faire des cités des espaces démocratiques

S’opposant aux dynamiques de moralisation et de dépolitisation mises en œuvre par la «police des villes» au sein des quartiers populaires, Didier Lapeyronnie appelle à faire des cités de banlieue des espaces démocratiques par une repolitisation des rapports sociaux. Il souligne la nécessité de s’appuyer sur les acteurs pour construire des projets d’intervention sociale, eux-mêmes associés à des logiques de participation, d’empowerment et de conflit. Ses travaux sur les quartiers populaires et la formation des ghettos sont devenus des classiques pour tous ceux qui pensent que l’émancipation démocratique passe par la conflictualisation des rapports sociaux.

(1) Les Deux Morts de la Wallonie sidérurgique, avec Bernard Francq, Bruxelles, Editions Ciaco, 1990.
(2) Campus Blues. Les étudiants face à leurs études, avec Jean-Louis Marie, Paris, Seuil, 1992.
(3) L'Etat et les Jeunes, Paris, avec François Dubet, Adil Jazouli, Editions Ouvrières, 1985.
(4) «Assimilation, mobilisation et action collective chez les jeunes de la seconde génération de l'immigration maghrébine», Revue française de sociologie, 1987, 28-2, pp. 287-318
(5) Ghetto urbain, Paris, Robert Laffont, 2008.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique