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Libération
Disparition

Henri Weber, cheville ouvrière de la social-démocratie

L'ancien militant trotskiste soixante-huitard, devenu une figure du PS proche de Laurent Fabius, est mort à 75 ans.
par Laurent Joffrin, directeur de «Libération»
publié le 27 avril 2020 à 13h22

D'abord, avant tout, il avait cette qualité qui manque souvent aux militants comme aux importants : l'humour, le sens de la drôlerie, de l'incongru, du dérisoire, l'humour, le vrai, celui qui consiste à exercer son esprit, non au détriment des autres, mais envers soi-même. Engagé, convaincu, fidèle à une vie tout entière consacrée à la gauche, il avait toujours gardé cette distance souriante, cette élégance du cœur, ce regard amusé qu'il jetait sur les solennités de la politique ou sur les malheurs de l'existence, qui l'avaient frappé plus qu'à son tour, se hâtant d'en rire pour ne pas s'en affliger. Un humour qu'il doublait d'une inépuisable générosité, attentif aux autres avant de l'être à lui-même, aimant d'abord la vie de famille, la chaleur des repas émaillés de rires et d'histoires, les grandes maisons peuplées d'enfants et d'amis. Passionné d'idées, lecteur acharné, essayiste prolifique, il avait fait sien le mot de Goethe : «La théorie est grise, mon ami, et florissant l'arbre de la vie.»

Atteint par le poison du virus, il plaisantait encore quand on l'emmenait à l'hôpital, sur sa «vieille carcasse» qui avait survécu à tout et surmonterait, pensait-il, cette nouvelle épreuve. Henri Weber a quitté les livres et la vie dans un dernier sourire nostalgique. Ses amis, sa famille, son épouse Fabienne, amour de toujours, pleurent un homme de gaieté et de fidélité, au riche passé d'engagements et qui croyait toujours, dur comme fer, à l'avenir.

Il arrivait pour déjeuner sur son scooter adolescent, l'œil ironique et la silhouette mince, la plaisanterie aux lèvres, comme un Woody Allen au physique de jeune premier qui faisait oublier ses 70 ans passés. Déjeuner d'idées et de potins, d'actualité et de profondeur, où l'on passait du dernier Tarantino à l'analyse subtile d'un scrutin cantonal, des dernières mésaventures de la gauche aux intrigues de la culture parisienne, du macronisme triomphant aux débats essentiels de la social-démocratie allemande entre Eduard Bernstein et Karl Kautsky, polémique fin XIXe qu'il jugeait d'une actualité brûlante. «Le but n'est rien, le mouvement est tout», disait Bernstein, aphorisme qu'il reprenait volontiers à son compte, ancien révolutionnaire de 68 qui défendait depuis trente ans les vertus modestes mais sûres du réformisme social-démocrate.

Méritocratie républicaine

Le tragique de l'histoire et l'ironie de la vie, qui vont souvent de pair, s'étaient, pour ainsi dire, penchés sur son berceau. «Je suis tadjik», disait-il fièrement pour évoquer son improbable naissance. Il a vu le jour – un jour gris de l'Union soviétique en guerre – dans un camp de travail soviétique, à Leninabad (au Tadjikistan), nom prédestiné, où sa famille d'horlogers ashkénazes et antistaliniens avait atterri après avoir fui son village de Chrzanow, à quelques kilomètres d'Auschwitz, au cœur de la Pologne en proie aux massacres nazis, étrange périple au milieu de ces «terres de sang» ravagées par les deux totalitarismes.

Après la chute du nazisme, la famille revient en Pologne mais elle est victime de l’antisémitisme persistant d’après la Shoah et s’enfuit de nouveau pour s’installer en France. Son père reprend rue Popincourt son métier d’horloger. Le jeune Henri, fils d’immigrés impécunieux, suit les étapes de la méritocratie républicaine – qu’il célébrera toujours – pour une scolarité brillante et agitée au lycée Jacques-Decour. Famille de gauche, athée et volontiers anticléricale : Henri est inscrit aux scouts sionistes et socialistes, il s’engage à 16 ans contre la guerre d’Algérie et rejoint, comme tant de progressistes de cette génération, les Jeunesses communistes. A la Sorbonne, il est déjà militant chevronné et s’inscrit à l’Union des étudiants communistes. Indiscipline, déjà… L’UEC est le laboratoire du gauchisme étudiant qui conteste la ligne du Parti et cherche les voies d’une révolution antistalinienne, où officient déjà les Krivine, Bensaïd, July, Kravetz, Kouchner, Sénik et bien d’autres, aux destins mélangés.

Krivine, un peu plus âgé, le convertit au trotskisme, cette chapelle dissidente de l’église communiste, intellectuelle et activiste, toujours minoritaire, divisée, toujours pourchassée des deux côtés, par la droite policière et la police stalinienne, mais aussi brillante école de formation politique. Avec Krivine, ils fondent la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), à mi-chemin entre la réflexion théorique et le militantisme à outrance, vivant de motions enflammées, de travail patient d’organisation où Weber excelle, et aussi d’action clandestine, avec rendez-vous secrets et pseudonymes dignes des premiers bolcheviks.

«Armer le prolétariat du désir de s’armer»

Arrive 68, la grande affaire. Les manifs joyeuses, les barricades, les occupations, l'effervescence étudiante et la plus grande grève ouvrière de l'histoire du pays : Weber et ses copains de la direction de la JCR, au premier rang du mouvement, y voient la «répétition générale» du spasme révolutionnaire qui ne manquera pas de venir, en référence à la Révolution russe de 1905, prélude à l'Octobre rouge. Quand on lui demandait s'il pensait vraiment provoquer une révolution armée dans la France gaulliste et pompidolienne, il répondait, avec le regard qui frisait, «nous voulions d'abord armer le prolétariat du désir de s'armer», façon de dire que l'insurrection espérée, faute des conditions adéquates, était repoussée loin dans le temps. Tout en maniant la rhétorique révolutionnaire, les plus ouverts des trotskistes se méfiaient comme de la peste de la violence minoritaire qui ne serait pas précédée d'un travail politique approfondi. Raisonnements raisonnables au cœur de la ferveur militante. «Mai 68 fut une révolte culturelle avant tout et une grande avancée de réformes sociales», disait plus tard Weber, revenu de la mystique du «grand soir».

Il passe les années 70 à «la Ligue», la LCR, prolongement adulte de la JCR, dirigeant, chef du service d'ordre en même temps que tête d'œuf du mouvement avec Bensaïd. Il enseigne la philosophie à Vincennes, université libre fondée par Foucault et quelques autres, pépinière de la «pensée 68 ». Son cours sur la Chine communiste, sans doute trop critique, est interrompu par des maoïstes à la foi atrabilaires, emmenés par un certain Badiou.

Après quinze ans de militantisme frénétique, il constate que les mouvements révolutionnaires issus de 68 sont dans l’impasse, qu’ils ne se rapprochent en rien des buts stratégiques qu’ils se sont assignés, que la révolution est confinée en salle d’attente dans la France de l’après-Mai, au bouillonnement avant tout sociétal et culturel. Après une période de deuil du trotskisme, il juge que les vrais changements politiques, sociaux, institutionnels, viendront de cette social-démocratie si longtemps négligée mais seule capable, à gauche, de gouverner.

«Un entrain de sénateur»

Après plusieurs livres de philosophie politique, dont l'un consacré au patronat français, plongée nuancée et précise chez «l'ennemi de classe», il rejoint le PS de François Mitterrand et participe de près à l'aventure de l'après-1981, estimant que des réformes de justice sociale imparfaites valent mieux que l'introuvable perfection révolutionnaire. Il se lie avec Laurent Fabius, le jeune héritier surdoué de la mitterrandie, début d'une indéfectible amitié qui survivra à toutes les tribulations du socialisme français. Il est membre de plusieurs cabinets fabiusiens, pilier de la direction du PS, élu de Normandie, sénateur puis député européen. Quand on taquinait cet ancien révolutionnaire qui avait adopté au Palais du Luxembourg un train de sénateur, il corrigeait aussitôt : «Il faut dire un entrain de sénateur.»

Peu friand des manœuvres d'appareil qui minent le parti, quoique soldat fidèle du courant Fabius, il cherche toujours à relier théorie et pratique, lui qui est directeur de la Revue socialiste, auteur d'une vingtaine d'essais clairs et érudits sur le socialisme, la gauche européenne ou l'évolution de la société française. Il croit à la pédagogie, à la vertu éducative du militantisme, à cette fonction d'université populaire que devraient remplir les partis politiques. Un de ses derniers articles est consacré à la critique des «partis-entreprises» auxquels on adhère en un clic, lancés autour d'un personnage médiatique, efficaces pour affronter les campagnes électorales mais impotents quand il s'agit de gouverner.

Il a surtout analysé, jugé, critiqué – mais soutenu – l'action de la social-démocratie européenne dans son entreprise d'humanisation du vieux continent, toujours insuffisante, toujours décevante, mais acharnée et patiente dans son travail de réforme et d'amélioration du sort des plus faibles. Il aurait été content de voir que la crise du coronavirus, par un retour ironique de l'histoire, remet à l'honneur les valeurs de solidarité, d'intervention publique et de reconnaissance envers les classes laborieuses qu'il a toujours défendues. Il quitte la scène prématurément, laissant ses proches éplorés, ses camarades attristés, mais il offre aussi, en héritage, un goût de la vie et des idées, un message d'humanisme joyeux dans les épreuves, qui resteront comme un réconfort pour l'avenir.

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