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Forum Alimentation : Tribune

«Transformée en industrie, l'agriculture a perdu toute relation au vivant»

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Face aux ravages de la mondialisation, la philosophe Corine Pelluchon invite à s'engager dans une consommation locale et émancipatrice.
par Patrick Edery, philosophe, professeur à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée.
publié le 17 juin 2019 à 10h06

Corine Pelluchon participera au Forum Libération «Alimentation, la recette pour tout changer», vendredi 5 juillet à Lyon.

La terre est unique ; elle est, comme disait Paul Ricœur,

« le nom mythique de notre ancrage corporel dans le monde »

. Notre corporéité implique notre dépendance à l’égard des écosystèmes, notre besoin de nourritures, mais aussi notre localisation. Cela ne signifie pas que notre identité soit définie par notre enracinement, comme le croient ceux qui préconisent une société close et nient qu’il y ait une seule humanité. Toutefois, nous habitons quelque part et sommes situés dans l’espace et le temps. Nous avons un ici, et c’est à partir de cet ici que nous allons vers les autres.

Cette réalité souligne à la fois la nécessité des échanges et le caractère aberrant d’une production standardisée et délocalisée. La mondialisation et la dérégulation du marché qui conduisent à une concurrence effrénée expliquent que nos aliments soient produits de manière industrielle et que les agriculteurs soient contraints d’opter pour un modèle intensif. Ce dernier suppose l’utilisation massive de pesticides et la réduction constante des coûts de production au mépris des normes environnementales et sanitaires et du bien-être animal. Transformée en industrie, l’agriculture, qui est inséparable des milieux, pensés dans leur dimension à la fois géographique et sociale, liée aux sols, au climat, aux cultures locales, a perdu toute relation au vivant. L’activité agricole, outre la production des aliments que nous consommons, compose les paysages. Il faut se souvenir que les mots pays, paysan et paysage ont une étymologie commune, « pango », qui signifie planter des piquets. Nul ne peut douter de l’importance de l’agriculture et de notre dépendance à l’égard des paysans. Aussi éprouve-t-on de l’indignation devant le manque de considération dont ils font l’objet. L’industrialisation de l’agriculture les a dessaisis de leur savoir-faire ; elle les oblige à produire plus, à travailler plus, à s’endetter, et les pousse parfois au désespoir.

C’est contre ce modèle de développement déshumanisant que s’insurgent ceux qui adhèrent à une AMAP (Association pour le maintien de l’agriculture paysanne) ou s’approvisionnent directement à la ferme ou auprès d’un commerçant qui est le seul intermédiaire entre les producteurs et les consommateurs. Invoquer le souci de manger sainement ne suffit pas à rendre compte d’un choix qui est un véritable engagement éthique et politique. Car les personnes qui encouragent les producteurs locaux favorisent la création de bassins d’emploi et de zones de convivialité. Elles affirment aussi leur autonomie morale, témoignant des valeurs dont elles sont garantes et de leur capacité à s’organiser afin de promouvoir un modèle de développement écologiquement soutenable et plus juste.

Alors que l’espace public est saturé d’injonctions moralisatrices culpabilisant les individus et les paralysant, ceux qui choisissent les circuits courts renouent avec l’idéal d’émancipation qui est au cœur de la transition écologique et solidaire. Ils expriment leur désir de se réapproprier leur existence en achetant des produits sains, abordables et produits de manière respectueuse, et montrent que la reconversion de l’économie, qui doit être mise au service des vivants, est un projet de coopération et la chance d’une reconstruction sociale et politique. Ils prouvent aussi que l’économisme, qui soumet toutes les activités et les êtres au diktat du profit, est un colosse aux pieds d’argile, et que ce système peut être démantelé. C’est ainsi qu’ils œuvrent sans bruit mais efficacement à la réparation du monde.

Derniers ouvrages parus: Éthique de la considération, Seuil, 2018 et Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, 2015

Participez au Forum Libération «Alimentation, la recette pour tout changer», vendredi 5 juillet à Lyon.

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