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Les gilets jaunes vus de l'étranger : «Dites donc, c'est la révolution en France !»

Réaction au capitalisme pour les uns, résistance aux «gauchistes» pour les autres, la perception du mouvement des gilets jaunes est très différente selon l'endroit où l'on se trouve dans le monde.
par Guillaume Gendron, à Tel-Aviv, Mathilde Guillaume, à Buenos Aires, Fabien Perrier, à Athènes, Zhifan Liu, à Pékin, Pierre Alonso, Hala Kodmani, Nelly Didelot et Sonia Delesalle-Stolper, à Londres
publié le 7 décembre 2018 à 18h02

De Pékin à Antananarivo, en passant par New York ou Athènes, tour d’horizon du conflit des gilets jaunes vu de l’étranger.

Royaume-Uni Une certaine «schadenfreude»

Les Britanniques adorent le mot schadenfreude, volé à l'allemand et qu'ils utilisent sans le traduire, cette «joie malsaine» ou ce «malin plaisir» ressenti face au malheur de l'autre. Le terme est employé pour la France, souvent accompagné d'un petit sourire cynique. On l'a entendu mardi au Marquis of Westminster, un pub proche de la gare de Victoria à Londres, pendant un quiz de Noël, activité obligée de la saison préfestive. Devant notre accent français, un haut fonctionnaire britannique nous a glissé, avec un petit sourire en coin : «Chez nous, ça fait trois ans qu'on se déchire de manière parfaitement civilisée autour du Brexit, chez vous, en France, il suffit d'une hausse d'impôts et hop, le pays est à feu et à sang !» Après le choc du vote du Brexit en juin 2016, puis l'élection de Trump en novembre de la même année, certains Britanniques n'avaient pas hésité à parler de vague po­puliste globale. A la veille de l'élection présidentielle française, en mai 2017, les mêmes envisageaient la victoire de Marine Le Pen. Comme si l'arrivée de l'extrême droite au pouvoir était une évidence, la suite logique de la vague entamée outre-Manche puis outre-Atlantique. Et la preuve que le Brexit n'était pas un accident de l'histoire. L'élection de Macron avait stupéfait. L'arrivée de ce jeune président, bilingue, pro-européen et se présentant en plus comme un rempart contre le populisme, avait ­séduit avant de provoquer une certaine envie voire un léger agacement. Depuis un pays rongé de ­l'intérieur par le Brexit, la France semblait soudain le lieu le plus cool du continent et sa sale réputation de réfractaire aux réformes, au peuple adepte des grèves à répétition, s'effaçait peu à peu. Jusqu'aux yellow vests, aux violences et dégradations, la volte-face et le silence de Macron. Soudain, les Britanniques se sentent moins seuls.

S.D.-S. (à Londres)

Chine La France, «société inégalitaire»

Pour les médias chinois, le mouvement des gilets jaunes est la plus grande révolte que la France a connue depuis Mai 68, dans un pays considéré comme «le centre historique de la révolution en Europe» par Hu Xijin, journaliste au Global ­Times, organe d'Etat connu pour son nationalisme. Dans une vidéo publiée sur Weibo, l'équivalent chinois de Twitter, l'éditorialiste assure que ce mécontentement vise à dénoncer une «société inégalitaire» et trouve son origine dans le marasme économique que connaît l'Europe. Pour le commentateur, il y a des enseignements à tirer de cette révolte populaire : de quoi inciter laChine à assurer sa propre stabilité économique et politique. Egalement éditorialiste au Global Times, Yu Jincui, prévient qu'«une colère aveugle ne permettra pas à la France de régler ses problèmes économiques» avant de décrire un pays irréformable, sans que l'on sache si c'est allusion directe à la sortie l'an dernier de Macron, qui jouit d'une bonne image en Chine. Pourtant, les réformes sont jugées «absolument nécessaires pour régler les problèmes économiques et sociaux» du pays par l'éditorialiste, qui conclut : «Alors que les Français descendent dans les rues, leurs semblables dans les pays asiatiques comme la Chine, le Vietnam et l'Inde se trouvent dans les salles de classe ou les usines et se battent pour leur futur.»

Z.L. (à Pékin)

Israël et Palestine «Le capitalisme pousse à la violence»

Une poignée de secondes dans les JT, des dépêches d'agences sur les dégâts à Paris samedi dernier moulinées sans recul par les grands quotidiens : en Israël, la couverture des gilets jaunes reste modeste. Distante si ce n'est inexistante. Etonnant, alors qu'ici, d'ordinaire, tout ou presque est matière aux envolées intello-idéologiques. Il est vrai qu'au pays des breaking news perpétuelles, l'espace médiatique est déjà ­saturé par les affaires de corruption de Nétanyahou et les tunnels du Hezbollah à la frontière libanaise. «Les deux premières semaines ont été totalement ignorées, note Asaf Ronel, reporter au grand quotidien de gauche Haaretz, en route vers l'aéroport pour couvrir «l'acte IV» des gilets jaunes dans la capitale. Cette indifférence est difficile à expliquer. Peut-être est-ce parce que, à l'inverse des autres mouvements populistes des dernières années, on a du mal à savoir si ça vient de la droite ou de la gauche…» En Cisjordanie, on ironise sur Facebook : «A ce degré de violence, ici on aurait déjà eu 100 morts ! Et c'est nous les terroristes quand on jette des pierres ?» ­raconte le journaliste palestinien Qassam Muaddi. A la télé, Al-Jezira et sa concurrente libanaise Al-Mayadeen ont consacré des éditions spéciales. Les experts en plateau flirtent avec le complotisme : pour eux, la France paye son immixtion dans les affaires syriennes, qui auraient grêlé les comptes publics et créé une crise migratoire source de révolte. Mais pour Ali, quadra marxiste croisé dans un café de ­Ramallah, tout s'explique par trente ans de néolibéralisme : «Avec la disparition de la vraie gauche, le capitalisme pousse à la violence, dernier moyen de résister… Chez nous, ça donne les islamistes. Chez vous, les gilets jaunes…»

G.G. (à Tel-Aviv et Ramallah)

Syrie «Le régime de Macron réprime sauvagement»

«Le peuple veut la chute du régime», le célèbre slogan du printemps arabe tagué (en arabe) sur un immeuble du XVI e arrondissement a été pris en photo et repris massivement sur les comptes des internautes arabes. Le hashtag Asatarat Safra («gilets jaunes») figure depuis quelques jours parmi les plus utilisés sur l'Internet arabe. En Egypte, tandis que certains opposants égyptiens comparent les rues françaises à la place Tahrir en 2011 du fait des profils disparates des gilets jaunes et de leurs revendications, les relais progouvernementaux du régime Al-Sissi dénoncent le «chaos» et la «sédition» qui frappe la France. Le journal Al-Masri al-Youm, proche du gouvernement, assure même que derrière les «pillages et destructions» lors des manifestations des gilets jaunes, se trouve une «organisation secrète des Frères musulmans en Europe». Et interroge : «Où les gilets jaunes veulent-ils en venir ?» dénonçant «la responsabilité de Daech» derrière les «émeutes». Et la Syrie ? «Le régime de Macron réprime sauvagement les manifestants pacifiques», titre en une le quotidien progouvernemental Techrine. Au grand dam des opposants qui dénoncent «le cynisme sans limite» du régime de Bachar al-Assad. Depuis Damas, Mayssa multiplie les posts ironiques sur Facebook ; elle prodigue ses «conseils au peuple français révolté», le mettant en garde contre la formation d'une «katiba [«bataillon»] des martyrs de Paris». Un jeune militant syrien réfugié récemment en France est épaté de voir «les rôles inversés : les manifestants agressent les forces de l'ordre et celles-ci se défendent ! Quand nous allions manifester avec des fleurs à la main, on nous tirait dessus à balles réelles».

H.K.

Grèce «La révolution est en cours»

«Nous sommes ici pour exprimer notre solidarité aux manifestants français, aux gilets jaunes et pour dénoncer, nous aussi, les politiques menées par Macron en France.» Le sexagénaire qui s'exprime ainsi porte le fameux gilet comme une trentaine d'autres personnes rassemblées devant l'Ambassade de France à Athènes, en plein milieu de l'après-midi. Il s'appelle Yannis Tolios et est économiste, membre du parti politique Unité populaire – un ancien courant de Syriza qui a quitté le parti de la gauche grecque en 2015. Pour lui, «ce mouvement est l'expression par les travailleurs français d'une contestation profonde des politiques menées dans l'eurozone et par l'oligarchie. Elle a un écho en Grèce». Un point de vue partagé. Dans les cafés, les images des violences sont diffusées en boucle… mais elles ne semblent pas heurter la population d'un pays dont le cœur a battu au rythme des défilés contestant l'austérité entre 2010 et 2014. Quant à la presse, elle estime à l'unisson que le mouvement exprime un «mécontentement général qui dépasse la hausse des carburants». Pour elle, Macron a «fait marche arrière» en annonçant le retrait des hausses de taxes sur les carburants. Beaucoup de Grecs s'interrogent : «Que se passera-t-il samedi ? La révolution est en cours…»

F.P. (à Athènes)

Etats-Unis «Une taxe imposée par des gauchistes radicaux»

«Dites donc, c'est la révolution en France ! lance en rigolant un garde-frontière américain en nous rendant notre passeport, dans un check-point au sud de la Californie, tout près du Mexique. Mais contre quoi ils manifestent, au juste ?» Le mouvement de colère des gilets jaunes a réussi la prouesse d'intéresser les chaînes d'info américaines, d'habitude peu enclines à couvrir des événements à l'international quand ils n'ont aucun lien avec les Etats-Unis. Les images des violences lors des manifestations des yellow vests se sont même imposées sur les écrans. «Il n'y a pas eu de symbole de révolte vestimentaire aussi efficace depuis que les sans-culottes se sont saisis de leur pantalon pour se démarquer de l'aristocratie pendant la Révolution française», a même noté le New York Times après le recul de Macron.

L'intérêt pour cette actualité française a redoublé après des tweets de Donald Trump, qui n'a pas hésité à lier directement la décision du président français aux accords de Paris sur le climat, alors que la COP 24 se tient ces jours-ci en Pologne : «Je suis heureux que mon ami Emmanuel Macron et les manifestants à Paris soient tombés d'accord sur la conclusion à laquelle j'avais abouti il y a deux ans, a tweeté le président américain mardi. L'accord de Paris est fondamentalement mauvais car il provoque une hausse des prix de l'énergie pour les pays responsables, tout en donnant un blanc-seing à certains des pires pollueurs au monde.» Juste avant, il avait même relayé sur son compte Twitter les fake news de Charlie Kirk, un commentateur de l'alt-right, selon qui les «émeutes dans la France socialiste» ont été causées par «une taxe sur le carburant imposée par des gauchistes radicaux». Kirk va jusqu'à affirmer que les gilets jaunes «scandaient «nous voulons Trump» dans les rues de Paris».

L'extrême droite, les médias conservateurs, complotistes et de l'alt-right se sont largement fait l'écho des manifestations, ­décrites comme une humiliation envers Macron,qu'ils qualifient de «globaliste». Ils n'ont visiblement pas digéré les attaques du président français contre le «nationalisme» de Trump. «Regardez dans le dictionnaire monsieur le président Macron, le nationalisme signifie la dévotion à son pays, a lancé l'ultraconservateur consultant de Fox News, Sebastian Gorka. Les travailleurs français veulent que Macron les représente de la même manière que Trump représente les travailleurs américains. Mais Macron vient de démontrer qu'il n'est qu'un politicien comme les autres.»

I. H. (à New York)

Buenos Aires «La violence libérale, on connaît ça…»

«Bloquer les rues, les routes, brûler des voitures et casser des vitrines… Sûr qu'ils se sont inspirés des Argentins, vos gilets jaunes !» Dans ce petit café français du quartier historique de San Telmo, à Buenos Aires, le ton est rigolard mais surtout las et désabusé. En secouant son journal pour faire tomber des miettes de croissant, Pedro, retraité habitué du lieu poursuit : «Ici en décembre, c'est toujours très tendu socialement et cette année, avec la crise économique, l'inflation, on s'attend tous à ce que ce marasme finisse par exploser. Les questions de pouvoir d'achat en berne, la violence d'un gouvernement libéral pour les riches, on connaît bien ça, malheureusement. Et la répression des forces de l'ordre aussi. Macron et Macri [le président argentin, ndlr], ils se ressemblent beaucoup. Alors ils nous sont plutôt très sympathiques, ces gilets jaunes.» Le sujet est très suivi par la presse argentine, d'abord à cause de son tropisme francophile et aussi parce que Macron était à Buenos Aires pour le sommet du G20 lors des manifestations de samedi dernier. Ironie du sort : à sa sortie de l'avion et à cause d'un retard du président argentin et de sa délégation, il avait été accueilli sur le tarmac par un employé de l'aéroport vêtu… d'un gilet jaune.

M.GE (à Buenos Aires)

Iran «Exhorter Macron à… la modération»

Un petit groupe s'est rassemblé pour protester contre les violences policières. La scènese déroule mercredi dans la capitale iranienne devant l'ambassade de France. Les manifestants dénoncent la répression du mouvement des gilets jaunes. Rebelote vendredi : une poignée d'hommes, gilets jaunes sur le dos,brandissent des pancartes évoquant les «victimes» faites par Macron à Paris et au Yémen… Ces étudiants reprennent le mantra des conservateurs, prompts à épingler les atteintes aux droits humains dès lors qu'elles ont lieu dans les pays occidentaux. «Monsieur Rohani, c'est le bon moment pour téléphoner à votre homologue français et l'exhorter à… la modération», s'amuse sur Twitter une supportrice du régime, dans une allusion à l'appel de Macron au président iranien, en janvier, alors que des manifestations violentes éclataient un peu partout en Iran.

Pour l'heure, la classe politique s'est faite plutôt discrète sur les gilets jaunes. Mais le sujet n'est pas absent des médias. La presse en assure une large couverture, surtout les titres liés aux ultras. Javan, un quotidien proche des Gardiens de la révolution y consacrait une grosse moitié de sa une cette semaine, avec ce titre : «Le poing de fer de Macron frappe les Français à la tête dans un Paris transformé en zone de guerre.» La une était tapissée de photos, des gros plans sur les visages ensanglantés de manifestants blessés (au moins l'une de ces photos date en fait de septembre 2016). Kayhan, le journal de référence du camp le plus dur, a chroniqué le mouvement en une toute la semaine, illustrant l'ensemble avec des voitures qui flambent. «La crise est à son apogée», écrit le journal. Des médias du camp modéré voient quant à eux le mouvement des gilets jaunes comme un «défi au système libéral occidental».

P.Al.

Madagascar «Pourquoi s'attaquer aux statues ?»

Dans les rues de la capitale malgache Antananarivo, la fronde des gilets jaunes suscite un mélange de perplexité et de curiosité, surtout dans le public des médias francophones. «J'ai vu les images des gens sur les Champs-Elysées à la télé», raconte Christian, chauffeur de taxi, dès qu'il apprend qu'il conduit une Française. «Ça ressemble aux manifestations de 2009 ici [lors de la crise politique entre le président de l'époque Marc Ravalomanana et son opposant Andry Rajoelina, qui avait tourné à l'émeute urbaine, faisant plusieurs morts, ndlr]. Est-ce que les gens pillent les magasins à Paris aussi ?» Les images impressionnent mais ce sont surtout les motivations du mouvement qui suscitent les questions. Avec un litre d'essence à 4 100 ariarys (1 euro) quand trois personnes sur quatre vivent avec moins de 2 euros par jour, les ­problèmes de prix du carburant trouvent facilement une résonance. «On a moins l'habitude de manifester ici, pourtant les problèmes de manque d'argent à la fin du mois, on connaît. Peut-être qu'il faudrait essayer», lâche-t-il, l'air songeur. Un sujet continue quand même à le préoccuper : «Et les casseurs ? Ils veulent la même chose que les autres manifestants ? Et pourquoi s'attaquer aux statues ?»

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