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Bots et bluff

Poker : chez Winamax, des joueurs trop bons pour être humains ?

Suspectant des tricheries, six joueurs veulent intenter une action en justice contre le géant français du poker en ligne. Ils estiment avoir été bernés par deux utilisateurs qu'ils soupçonnent d'être assistés par des robots.
par Clarisse Martin
publié le 17 septembre 2018 à 13h24

L'affaire bruisse depuis plusieurs mois dans le petit monde feutré du poker en ligne. Un humain est-il capable de dérouler un jeu parfait en enchaînant près de 200 parties par jour ? Suspectant des tricheries, des utilisateurs de Winamax, site de poker et paris sportifs, veulent intenter une action en justice contre le géant français aux 5 millions d'inscrits revendiqués. Ils estiment s'être fait berner au poker par deux joueurs, qu'ils soupçonnent d'être assistés par des robots. Une pratique – si elle est avérée – illégale. Le nerf de l'action ? Une histoire de gros sous. Les six joueurs, représentés par Me Justine Orier, font valoir des préjudices allant de 10 000 à 50 000 euros chacun. L'avocate espère rassembler une quinzaine de plaignants d'ici le 29 septembre, date de la fin des inscriptions pour se joindre à l'action, sur la plateforme V pour Verdict.

Tout s’est emballé au printemps. Maxime Lemaitre, alias Batmax sur les tables de poker, utilise Winamax depuis peu. Ce joueur professionnel de 27 ans prend part à des «expresso», des parties rapides à trois personnes, avec une mise maximale de 250 euros par joueur. Il affronte à plusieurs reprises deux individus, Twopandas et VictoriaMo, qui se distinguent selon lui par un jeu mathématiquement irréprochable, et identique quel que soit l’adversaire. Si le poker est souvent qualifié de «jeu de hasard», une logique implacable prévaut généralement sur une main heureuse. Ces victoires à la chaîne mettent la puce à l’oreille de Batmax.

«Trop gros pour être vrai»

Joueurs surdoués ou bots programmés par cupidité ? «Entre joueurs de très haute limite, on se connaît. On est une toute petite communauté en France. Et on était nombreux à ne connaître aucun de ces deux joueurs, hormis de rares personnes sur le forum qui prétendaient connaître quelqu'un qui les connaissait, explique Batmax à Libération. Un matin, je me suis définitivement agacé et j'ai commencé mon enquête.» Maxime Lemaitre, qui enregistre sur son ordinateur toutes les parties qu'il dispute, exhume les données de celles contre les deux joueurs et importe «ces mains dans un logiciel pour analyser leur comportement. Ça représentait environ 200 parties.»

Le 9 juin, Batmax publie ses conclusions sur un forum et interpelle Winamax. «C'était trop gros pour être vrai. Ces joueurs disputaient en moyenne 200 parties par jour, six jours sur sept, en jouant entre six et huit tables en même temps, jamais aux mêmes horaires. Je pense faire partie des dix meilleurs en France. J'ai comparé leurs résultats aux miens et aux neuf autres meilleurs joueurs, et Twopandas et VictoriaMo étaient largement au dessus», s'insurge Maxime Lemaitre, qui estime disputer quelque 75 parties par jour en y consacrant cinq heures, sans dépasser trois tables simultanément. En passant au crible leur profil, le logiciel attribue une note aux deux «suspects» : 0,2 chacun. «Zéro étant la perfection, les meilleurs joueurs humains ont une note entre 0,7 et 1. Je suis à 0,7. Je passe ma vie à essayer de me rapprocher de 0,2 et eux y parviennent en jouant jusqu'à huit tables en même temps et 200 parties par jour», ironise Batmax, qui pense avoir affaire à des «humains derrière leur ordinateur, avec un logiciel d'assistance». Ce dernier décide de quitter Winamax. «Ils ont un devoir de lutte contre la triche», défend-il.

«Restaurer un climat de confiance»

Contacté par Libération, Winamax reconnaît avoir été alerté à plusieurs reprises à propos de Twopandas et VictoriaMo. «La plupart des meilleurs joueurs de notre site sont signalés injustement pour des affaires similaires», répond la plateforme, qui a ouvert une enquête en fin d'année dernière. Winamax a d'abord demandé aux deux joueurs de se filmer pour observer s'ils respectaient les «conditions autorisées». En mai, étape supérieure : la société les invite à venir jouer dans ses locaux parisiens du très chic VIIe arrondissement. «Un niveau de contrôle sans précédent», selon la plateforme. Une ombre au tableau : seul VictoriaMo honore l'invitation, au cours de laquelle il aurait «obtenu des résultats conformes». Twopandas est exclu, disqualifié par son absence. Ses fonds sont saisis et «intégralement redistribués entre les joueurs qui ont pu s'estimer lésés», affirme Winamax. Plus étonnant, la fermeture du compte de VictoriaMo est annoncée le 30 juillet. Une mesure prise pour «restaurer un climat de confiance», avance la société, qui dit que les deux joueurs n'ont obtenu aucuns gains aux tables. «Ils ont gagné des points de fidélité et des récompenses réservées aux joueurs les plus assidus du site», nuance la firme. Ce qui représente des sommes plutôt coquettes : selon un communiqué de Winamax, VictoriaMo a ramassé 228 000 euros depuis août 2017 et Twopandas 466 000 euros depuis octobre 2016.

En tant qu'entreprise du domaine des jeux d'argent et de hasard en ligne, «Winamax est débiteur vis-à-vis des joueurs d'une obligation légale de garantir l'intégrité et la transparence des opérations de jeux», fait valoir Me Orier, citant une loi du 12 mai 2010. L'avocate estime qu'ils ont été défaillants. «Ce qu'on leur reproche, c'est de ne pas avoir fait ces contrôles. On parle d'une escroquerie de très grande ampleur. A l'heure actuelle, je n'ai aucun élément pour dire que ces deux joueurs ne sont pas des robots, déclare-t-elle à Libé. Ce que mes joueurs demandent, c'est que Winamax assainisse le process. Ils en vivent, ils ne veulent pas que la plateforme mette la clé sous la porte.» Après le 29 septembre, Justine Orier compte engager trois actions distinctes : une plainte contre X, une demande d'indemnisation auprès d'une juridiction civile et une procédure devant l'Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel). «Il faut que les choses changent, conclut Batmax. J'engageais presque 20 000 euros par jour sur leur plateforme, donc j'attends au moins qu'ils [Winamax] effectuent les vérifications minimales.» Au poker comme en justice, déterminé à ne pas se coucher.

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