La Fédération française de danse compte 80 000 adhérents, mais estime à 3 millions le nombre de pratiquants.

La Fédération française de danse compte 80 000 adhérents, mais estime à 3 millions le nombre de pratiquants.

Isshogai/Elephant Paname

Step turn, kick, brush... Sérieux comme un pape, Yves* enchaîne les pas au son de Drunk in Heels, un titre de la chanteuse américaine Jennifer Nettles. Voici quatre ans que ce vendeur de pièces automobiles a rejoint le club de danse country de la Maison des associations de Nogent-sur-Marne (94). Au départ, il s'était inscrit pour faire plaisir à Liliane, son épouse, férue de la discipline depuis belle lurette. Mais, aujourd'hui, c'est à se demander lequel est le plus mordu des deux.

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Avant de s'y essayer, Yves pensait pourtant que la country était ringarde, une sorte d'équivalent western d'Yvette Horner et son accordéon. "J'imaginais illico l'apparat du cow-boy - chemise à franges, santiags et chapeau, mais aussi des chansons un peu ploucs, dans lesquelles on parle de la mort de son chien ou de sa voiture qui ne démarre pas, se marre le quinqua. J'étais carrément à côté de la plaque. La musique country n'est peut-être pas vraiment branchée, mais elle raconte de belles histoires, avec des mélodies fluides sur lesquelles on peut quasiment tout danser !"

Trois millions de pratiquants

Comme Liliane et Yves, les Français sont chaque jour un peu plus nombreux à s'adonner au plaisir de la danse. Pour preuve, la Fédération française de danse, qui regroupe une trentaine de disciplines, compte cette année quelque 80 000 licenciés, contre seulement 42 000 en 2008. Soit un doublement des adhérents en dix ans. Un chiffre qui serait loin de refléter le nombre réel de pratiquants (réguliers ou occasionnels), qu'elle estime à plus de 3 millions.

Les raisons de cet engouement ? La diversité de l'offre, d'abord. Depuis que les danses de salon, pratiquées dans les bals - "l'institution marieuse par excellence" au siècle dernier, ont cessé d'être transmises de génération en génération, une foultitude de lieux ont vu le jour : écoles de danses en tous genres, structures polyvalentes, associations... Le mouvement s'est même accéléré ces dix dernières années. A tel point que choisir un cours relève désormais du casse-tête.

On peut en effet exercer une danse académique, comme le jazz, les danses contemporaine et classique, les claquettes, mais aussi se lancer dans une pratique urbaine, comme le hip-hop, le breakdance ou le modern street. On peut jouer la carte de l'exotisme en s'essayant à la zumba, au "Bollywood", au flamenco, à la danse orientale, ou encore celle de la sensualité, en expérimentant le pole dance. Et si l'on préfère se trémousser en couple ? Qu'à cela ne tienne : il y a le rock acrobatique, le tango argentin, la salsa ou, plus méconnus, le lindy hop, la bachata, la kizomba...

Pimenter sa vie de couple

Autant le savoir : on se décide rarement par hasard pour tel ou tel style. La danse est souvent une pratique identitaire. On veut, par exemple, découvrir ou réaffirmer ses origines polonaises, alsaciennes ou bretonnes. On peut aussi, plus ou moins consciemment, choisir une danse pour exprimer des traits de caractère enfouis et se révéler alors plus tendre ou plus fougueux qu'au quotidien. On peut, enfin, avoir envie de tisser ou de renforcer le lien avec ses semblables. Et de mettre un peu de piment dans son couple...

Pratiquer le tango argentin, Irina, par exemple, en rêvait depuis les bancs de la fac. Las, l'étudiante en droit n'avait pas réussi à l'époque à dégoter un tanguero prêt à s'inscrire avec elle à l'atelier du service des sports d'Assas. Alors, vingt ans plus tard, lorsqu'elle apprend que Florencia Garcia, une danseuse formée auprès des plus grands maestros d'Argentine, ouvre un cours à deux pas chez elle, à l'Espace Daniel-Sorano de Vincennes, la jeune femme compte bien ne pas laisser passer une deuxième fois sa chance. Se déplacer collés l'un contre l'autre, rien de tel pour entretenir la flamme dans un ménage, la quadra en est convaincue. Et de sortir donc le grand jeu. Elle propose à son époux de la suivre. Il refuse. Jusque-là, tout est normal. Elle le sait jaloux comme un tigre et, l'air de rien, lance l'idée de prendre des cours particuliers. Lui fulmine : "Moi vivant, jamais..." L'affaire est pliée. Un mouvement de buste, un pas de côté, un autre croisé, chaque lundi soir, Frédéric, menton haut, mène désormais la danse et guide Irina au rythme du bandonéon. Dans les bras de son bien-aimé, elle laisse sa féminité s'exprimer, lui se surprend à être plus attentionné (jusqu'à penser à faire le lit le matin, dixit madame !) Bref, ces deux-là sont désormais dans la fusion, dans la communion. Irina avait vu juste.

Contre le virtuel, le retour au charnel

"Dans notre société individualiste, on n'a plus beaucoup d'occasions de se toucher, analyse le sociologue Christophe Apprill. Les danses de couple, comme le tango argentin, instaurent une proximité physique et créent une sphère d'intimité entre les partenaires. On se regarde, on se frôle, on se ventouse, on s'abandonne, sans que cela soit jugé ou mal interprété." A l'heure du tout-virtuel, la danse comme moyen de remettre un peu de charnel.

A 28 ans, Éléonore court les milongas des quais de Seine et d'ailleurs. La plupart du temps, seule. Et, non, cela ne la dérange pas le moins du monde, merci. Les us et coutumes de ces bals de tango argentin - comme le cabeceo, le fameux coup de tête adressé par l'homme à la femme pour l'inviter à danser - n'ont aucun secret pour elle. "J'adore me déhancher, surtout collé-serré, glisse, amusée, la jolie comédienne. On sent la respiration de son partenaire, l'odeur de sa peau et de sa chevelure, la douceur ou la fermeté de sa main. C'est terriblement sensuel !" Débusquer l'âme soeur ? La jeune femme se défend d'y avoir vraiment songé. "Si je veux trouver un amoureux, franchement, il me suffit de quelques clics, poursuit Éléonore. C'est bien plus rapide que de me préparer - m'habiller, me maquiller, me parfumer... - pour aller au bal. Croyez-moi, je suis juste attachée au plaisir des sens !"

Sylvie, elle, est beaucoup moins tactile qu'Éléonore. Et les danses enlacées ne sont pas, mais alors pas du tout, sa tasse de thé. Depuis qu'elle s'est séparée de son époux, l'année dernière, après vingt-trois ans de vie commune, la professeure de mathématiques lyonnaise s'est donc mise au rock'n'roll, à raison de trois cours par semaine. "Au départ, je voulais juste me changer les idées et rencontrer de nouvelles personnes, explique la quinqua. Je suis finalement devenue complètement accro. L'ambiance est conviviale, on se retrouve souvent après les cours autour d'un verre sur les quais du Rhône. Cet été, j'ai même prévu de partir en Auvergne avec une copine du groupe, elle aussi divorcée."

Le parfait antistress

Si la danse renforce le lien social défaillant, elle sert aussi d'exutoire dans une société qui exige un contrôle de soi permanent. "Ce n'est pas facile aujourd'hui de lâcher prise, analyse Maggie Boogaart, codirectrice de la Paris Marais Dance School. On se met tellement la pression dans nos vies personnelles et professionnelles qu'on finit souvent à cran, crispés et terriblement mal dans notre peau. Danser permet d'évacuer les tensions de la journée, de faire une parenthèse et de se recentrer sur soi-même." A 34 ans, Cécile, ingénieure et maman de deux petites filles, le constate : "Avant d'entrer dans la salle, je laisse mon stress et mes tracas au vestiaire, mon corps se dénoue et mes pensées deviennent plus légères."

Le cours de Maggie, qui s'appuie sur la technique de Martha Graham, basée sur la respiration, la contraction et la détente du corps, voit d'ailleurs défiler de plus en plus d'avocats, de médecins et de scientifiques en quête de déconnexion et d'indulgence avec eux-mêmes. L'an dernier, la professeure a accueilli un jeune homme souffrant d'agoraphobie. En guise de traitement, son médecin lui avait prescrit, sur son ordonnance, de s'inscrire à un stage de danse. "La pratique des mouvements lui a peu à peu apporté une force intérieure, se souvient la chorégraphe. Au bout de quelques semaines, il a commencé à sortir de sa réserve et à s'ouvrir aux autres, jusqu'à leur parler le premier. Cela aurait été inimaginable auparavant !"

Danser pour se soigner

Danser pour soigner son corps et son esprit ? C'est aussi le credo de la danse-thérapie, une méthode de développement personnel qui rencontre un nombre croissant d'adeptes. "L'approche n'est pas nouvelle. Au temps de Platon, en Grèce, on traitait déjà les patients à l'aide de thérapies musicales dansées, explique Catherine Maillard, auteure de Je danse, donc j'existe, le grand boom de la danse-thérapie (Ed. Albin Michel). Il ne s'agit plus de maîtriser plus ou moins brillamment une technique, mais de laisser ses émotions s'exprimer pour se réapproprier son corps. Au cours d'une séance, individuelle ou en groupe, chacun est libre de réagir en fonction de ce qu'il ressent. Certains se déchaînent, d'autres tremblent ou se recroquevillent. La danse améliore une foule de choses en nous, comme la concentration, la coordination et la mémoire, mais elle permet surtout de développer l'estime de soi. La méthode est même recommandée pour traiter des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer."

D'aucuns choisissent simplement de danser pour se sentir mieux dans leur corps : gagner en souplesse, sculpter leur silhouette, corriger leur posture, souvent malmenée par le manque d'activités physiques et les heures passées devant les écrans... Après sa journée de travail, Cédric enfile ses chaussons, comme d'autres lacent leurs chaussures de running. "Je n'ai jamais été un adepte des salles de sport, explique cet informaticien lillois de 34 ans. La danse classique me permet de muscler mon corps en profondeur, sans être obligé de courir sur un tapis ou de soulever de la fonte." Et de confesser : "Il m'a fallu du temps avant d'oser pousser la porte du studio de danse. Parce que je suis un homme, sans doute... J'ai eu un premier déclic en 2014, au moment où j'ai appris que Benjamin Millepied avait été nommé directeur de la danse à l'Opéra de Paris, mais je n'avais pas franchi le pas. Et le second, cela va vous paraître idiot, l'an dernier, quand j'ai su qu'Agustin Galiana (vainqueur de la huitième saison de Danse avec les stars) avait lui aussi été formé au ballet classique. Je me suis dit que décidément, la danse n'était pas qu'un truc de filles et je me suis lancé."

L'effet "Danse avec les stars"

L'émission phare de TF1, dans laquelle d'improbables binômes tentent de garder le rythme, aurait-elle un effet sur la pratique de la danse ? C'est plus que possible. Comme les programmes du même acabit qui lui ont emboîté le pas - "You can dance" (NT1), "La Meilleure danse" (W9, puis M6), "The Dancers" (TF1)... -, mais aussi Internet - qui fourmille de vidéos et de tutos - l'émission a contribué à démocratiser la discipline, surtout auprès du jeune public, à qui elle a donné des fourmis dans les jambes.

Depuis qu'elle est tombée sur une chorégraphie de Mickaël Bilionnière, professeur au Centre de danse du Marais, sur Youtube, Lola, 9 ans, pratique chaque mercredi le hip-hop à la MJC de son quartier. Cette blondinette à croquer aime faire des tours sur la tête et enchaîner les mouvements fluides du boogaloo qui lui donnent un air de pantin désarticulé. Elle raffole aussi des battles d'improvisation (des défis entre danseurs). Mais dans la cour de récré, ce qu'elle préfère, c'est faire valser ses bras de droite à gauche, en remuant le bassin en sens inverse et en gardant une tête sérieuse. Le flossing (ou la danse du fil dentaire) ? Un mouvement lancé sur les réseaux sociaux par un ado américain avec un sac à dos, et qui fait fureur. Certes, si vous avez plus de 20 ans, vous pouvez ne pas connaître. Mais qu'importe : il n'y a pas d'âge pour s'y mettre. Car, aujourd'hui, tout le monde danse !

* Certains prénoms ont été modifiés.

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