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TRIBUNE

Le mouvement végan est indispensable au débat public

La force du véganisme est de questionner de nouveau les coexistences entre nature et culture. Il ouvre un dialogue sur la responsabilité que nous avons envers les autres espèces.
par Damien Deville, agroécologue et anthropologue de la nature – INRA, Romain Zavallone, Membre de la Commission Condition Animale EELV et Pauline Couvent, Membre de la Commission Condition Animale EELV
publié le 5 avril 2018 à 18h09

Dans une tribune publiée récemment dans Libération, Jocelyne Porcher, Paul Ariès et Frédéric Denhez s'en prennent au mouvement végan. En brandissant la nécessité de sauvegarder les modèles d'élevage traditionnels, garants, selon eux, d'une structure paysagère diversifiée et d'un rapport à l'animal nécessaire à l'émancipation de l'humanité, ils stigmatisent ceux qui ont choisi de ne plus consommer de viande ni de produits issus des animaux. Cette tribune cache pourtant une importante limite : elle transforme l'objet de réflexion à des fins de communautarisme agricole. Juger que le véganisme est un danger pour l'agriculture est une hérésie scientifique : nous n'avons pas encore de référence comparative d'une société qui s'invente par un modèle agricole végan. Toutefois, il est hautement probable que l'agriculture paysanne saura s'inventer avec ou sans élevage et que les prairies alpines pourront être sauvegardées par de nouveaux outils de gestion territoriale et collective. Le débat que soulève le mouvement végan n'est pas agricole, il est ontologique ! Sa principale force réside dans sa capacité à questionner de nouveau les coexistences entre nature et culture.

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Repenser les liens entre nature et culture est nécessaire à la transition écologique

Nature et culture ont toujours été étroitement liées. Si les humains projettent sur leurs environnements leurs visions du monde, les éléments naturels demandent aux sociétés d’adapter leurs techniques et parfois même leurs croyances. Mais la fabrication sociale des mondes n’est pas réservée aux humains. Les castors modifient le courant des eaux par la construction de leurs barrages. Plus généralement, tous les animaux construisent des habitats qui leur sont viables sans nécessairement altérer le fonctionnement des cycles de l’eau, de l’air et de la terre. C’est par cette capacité de réagencement et d’aménagement que les espèces survivent, à commencer par l’homme qui dépend d’une multitude de relations avec les non humains pour respirer, pour se nourrir et pour digérer, pour s’émanciper.

Malgré tout, les sociétés modernes ont amorcé il y a quelques siècles un divorce entre l’homme et les autres êtres vivants qui montre aujourd’hui d’importantes limites : réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, perte de la diversité culturelle, standardisation des façons de penser et des modes de vie. C’est particulièrement le cas dans les pays du Nord, où l’avènement de l’ère industrielle, a entraîné une standardisation du vivant (humains comme végétaux et animaux) à des fins de production de capitaux financiers. Ces évolutions sociales ont atteint aujourd’hui un point critique : la non-durabilité des pratiques et la fragilité des systèmes socioéconomiques entraînent un nécessaire repositionnement des liens qui unissent humains et non humains.

Le véganisme, un outil pour dépasser l’anthropocentrisme

Le mouvement végan s’appuie sur une éthique et une morale : celle de refuser l’exploitation des animaux à des fins uniquement humaines. S’il ne prétend pas supprimer les liens qui structurent humains et animaux, il tend à questionner les codes sociaux qui sous-tendent la mise à mort et l’utilisation des animaux. Il est en effet factuel, de complexes travaux le démontrent, que les animaux disposent, à un degré qui dépend des espèces et des individus, d’une sensibilité qui leur sont propres, d’une conscience de l’autre et d’un sentiment d’appartenance à leurs communautés. Il est également factuel que, dans les pays du Nord, l’élevage soumet les animaux à d’importantes violences : la surconcentration dans des bâtiments clos, l’abattage sans étourdissement, ou encore la mutilation de nombreuses parties du corps des animaux à des fins de régulation du cheptel. Si cela est particulièrement le cas dans les modèles industriels, l’élevage bio et extensif favorise également des formes éminemment violentes. La production de lait, par exemple, implique d’inséminer une vache puis de lui retirer son petit peu après la naissance. En fait, dans la plupart de ces modèles agricoles, les animaux ne sont pas considérés pour ce qu’ils sont, mais pour ce que l’anthropocentrisme nous dit qu’ils doivent être : une marchandise capitaliste, dénuée d’intériorité.

En s’opposant à ces pratiques, le mouvement végan à l’intérêt d’ouvrir un dialogue sur la responsabilité que nous avons envers les autres espèces. En démontrant leurs sensibilités et en condamnant les pratiques humaines qui heurtent ces sensibilités, il ouvre un espace de débat important sur ce qui fait notre lien aux animaux. Loin de s’opposer à toutes formes de collaboration, le mouvement propose d’ouvrir le chemin à des alternatives qui éviteraient leur utilisation par l’homme à des fins mercantiles et aux dépens de leurs besoins. Un regard nouveau qui permet de repositionner les évolutions sociales. En effet les vraies questions ne se situent pas seulement aujourd’hui sur l’abolition ou non de l’élevage, mais bien au-delà : sur comment peuvent coexister humains et non humains à travers des espaces de libertés communs. En se positionnant sur des questions qui ont trait à l’être et aux rapports que nous avons aux autres (humains comme non-humains), le mouvement végan a l’immense mérite d’amener dans le débat public des réflexions qui nous invitent à dépasser l’anthropocentrisme social et culturel dans lequel nos sociétés sont depuis longtemps plongées.

La réciprocité comme moteur de société

Penser la réciprocité est le véritable enjeu de la transition écologique de nos sociétés. Pour cela de nouvelles modalités de pensée et d’actions sont nécessaires. Ces modalités demandent de déplacer le regard et de comprendre non pas comme nous voyons les animaux, mais bien comment les animaux nous voient. Et c’est bien l’une des limites de la tribune et des travaux respectifs de Jocelyne Porcher, Paul Ariès et Frédéric Denhez : ils utilisent des catégories humaines, telles que «le travail», «l’émancipation», «l’histoire de l’humanité», «la culture» pour codifier la place des animaux en société. Se faisant, loin de prôner une science universelle, ils ne font que parler à la place des animaux.

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Il nous faut aujourd’hui penser nature et culture autour d’un même drapeau. L’enjeu est aujourd’hui de comprendre les nouveaux agencements que nous pouvons créer entre les humains et les animaux. Chaque agencement à son histoire, elle est le fruit d’une coconstruction permanente entre des représentations humaines et de représentations non humaines. C’est cette pluralité d’histoires qu’il convient aujourd’hui de faire dialoguer. Car qu’on soit végan, écologiste, paysan ou sociologue, les véritables ennemis restent ceux qui divisent actuellement les humains des animaux : l’élevage industriel et le capitalisme financier.

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