« Je ne suis pas une grand-mère, je suis une star ! » Nous étions attablées dans un bon restaurant, ma mère, ma grand-mère et moi. J'avais 8 ans. Je n'étais pas fan de ces déjeuners, car je savais que, tôt ou tard, elle allait se mettre à insulter ma mère. C'était toujours la même rengaine : « j'aurais dû me faire avorter, mais c'était trop tard », « je voulais t'abandonner, mais ta grand-mère a voulu t'élever », « tu ne sers à rien »... Ce fameux jour d'automne, c'était à mon tour d'être humiliée. Pour la première fois. J'avais eu le malheur de lui demander si elle pouvait m'emmener faire du manège. Depuis toujours, je rêvais d'une grand-mère comme celles de mes amis, prenant leurs petits-enfants en photo sur un cheval de bois, avant de leur offrir une glace. À chaque fois, la mienne s'était contentée de tendre 50 francs à ma mère. Je lui avais alors rétorqué : « J'aimerais que ce soit toi qui m'y emmènes. » Droit dans les yeux, elle m'avait lancé cette terrible phrase. J'étais partie pleurer dans les toilettes. Jusqu'à ce jour, je ne m'étais pas rendu compte à quel point elle pouvait être méchante. Certes, elle buvait trop et disait des horreurs. En dehors de ces éclats, elle me fascinait et m'amusait quand elle chantait à tue-tête « I'm a Barbie Girl », le tube de l'époque, avec ses noeuds roses dans les cheveux, ses grosses lunettes en strass et son point bleu façon hindou sur le front. Jusqu'à mes 8 ans, j'ai aimé profondément celle que je n'appelais pas « mamie » ou « mémé » mais « Mimi Star ». Et pas question de lui offrir un cadeau pour la fête des grands-mères, « ces choses immondes en pâte à sel ! » comme elle disait. Mes seuls dessins qu'elle regardait sans dédain mixaient dollars et projecteurs au feutre or ou argent. J'en faisais des centaines, où je la plaçais sur une scène, adulée par des spectateurs. Dans l'espoir qu'elle les accroche au mur.

Une illusion de gloire

Contrairement à ce qu'elle s'imaginait, Gloria V., son nom de scène, n'avait jamais été une star. Je l'ai toujours su. Maman m'avait expliqué qu'elle était une bonne chanteuse de jazz, à une époque qui préférait les yéyés. Reste qu'elle avait eu son petit succès dans les cabarets de Saint-Germain-des-Prés, où les hommes étaient à ses pieds. Blonde, magnétique, on la comparait souvent à Brigitte Bardot. Les photos d'elle jeune confirment cette vérité. D'ailleurs, comme l'actrice, Gloria V. ne s'était jamais occupée de son enfant, trop concentrée sur une carrière qu'elle brûlait à cause d'un tempérament exécrable. Des gens qui avaient assisté à certaines scènes où elle se comportait très mal avec sa fille me l'ont raconté. Durant son enfance, ma mère n'avait été qu'un accessoire. Gloria V. était semblable à ces stars hollywoodiennes qui posent avec leur progéniture d'un air faussement affectueux.

Au décès de sa grand-mère qui l'avait élevée, ma mère avait 16 ans. Gloria V. l'a installée dans un studio. Elle voulait « la paix ». Elle compensait son absence par de l'argent, alors que ma mère ne rêvait que d'un peu d'amour. À 37 ans, elle est tombée enceinte de moi. Ma grand-mère en a été très jalouse. Elle n'allait plus être le centre du monde de sa fille. Maman avait espéré qu'elle se révélerait meilleure grand-mère que mère. Erreur.

« Après tant d'insultes, j'ai réalisé que ma grand-mère n'aimait que sa chienne et Liz Taylor, son idole. »

Après avoir été une mère détestable, elle ne s'est pas rattrapée avec sa petite-fille. Au contraire. Pas une seule fois, Mimi Star ne m'a gardée chez elle. Ma mère et ma grand-mère s'étaient associées pour ouvrir un restaurant. Un jour, mon institutrice de CM2 vint y déjeuner avec son mari. En reconnaissant ma mère, elle la salua. Jalouse de cette attention, ma grand-mère se mit à insulter sa fille à voix haute, avant de lui jeter un croque-monsieur à la figure devant ma prof très gênée. Ma mère était humiliée et, moi, j'avais honte de retourner à l'école. Au fil du temps, j'ai finalement réalisé que ma grand-mère n'aimait que sa chienne, Queenie (dont les photos étaient beaucoup plus nombreuses que les nôtres dans son appartement) et Liz Taylor, son idole. Mais avant tout, elle s'aimait elle-même. Quelques années plus tard, nous apprîmes qu'elle avait un cancer. Elle n'avait plus de mari, plus d'amis, juste une aide ménagère qu'elle frappait... et nous. Gloria V. était encore plus aigrie. Fantasque, elle faisait du business avec Dieu : « Je vous fais une offrande de 100 euros. En échange, vous me guérissez du cancer. » Il ne l'a pas écoutée. Ses dernières volontés étaient plus extravagantes les unes que les autres !

La chanson « Bad Girl », de Gwen Stefani, avant l'incinération. Répandre ses cendres dans le cimetière marin de Saint-Tropez où reposent de nombreuses stars... Son ultime souhait nous a fait beaucoup moins rire : elle ne voulait personne à son enterrement. Devant la directrice des soins palliatifs, mal à l'aise, ma mère blanchit sous l'affront. Elle avait passé sa vie à essayer d'attirer l'attention et l'amour de sa mère, qui les lui refusait jusqu'à la fin. Moi, je m'étais levée d'un bond, bien décidée à lui dire ses quatre vérités. Jamais, elle ne reconnaîtrait donc combien nous avions été présentes pour elle, il fallait la mettre face à ses erreurs. Mais ma mère m'a retenue : « Laisse-la partir en paix. » Pourquoi maman, si forte, était-elle soumise à cette femme méchante, qui lui avait gâché la vie ? Sur le coup, je l'ai écoutée, et nous sommes parties. Mais le lendemain, dimanche, lorsque nous retournerions la voir, j'étais déterminée à tout lui dire. Gloria V. ne m'en a pas laissé le temps. Elle est partie le dimanche dans la nuit. Cela m'a longtemps frustrée. À quelques heures près, elle aurait su ce que je pensais d'elle. En l'accablant, je l'aurais peut-être amenée à nous demander pardon. Mais nous, nous n'avons pas eu cette faveur qui hanta longtemps mes rêves.

Vers une réconciliation ?

Dix ans après sa mort, j'étais fascinée par de grands classiques du septième art, comme « Boulevard du crépuscule », avec Gloria Swanson, qui évoquait une actrice dans l'illusion de sa gloire passée. J'étudiais le cinéma, j'ai annoncé à ma mère : « Je vais écrire un mémoire sur les stars vieillissantes. » Elle a souri : « Ça ne te rappelle rien ? » J'avais choisi ce sujet pour tenter de comprendre ma grand-mère et de me rapprocher d'elle. Elle était morte, alors que j'étais une adolescente qui ne jurait que par les Destiny's Child et les comédies romantiques qu'elle dénigrait. Que se serait-il passé si elle m'avait vu écouter du jazz et admirer Liz Taylor ? Est-ce qu'elle aurait enfin daigné passer une journée avec moi, à regarder les vieux films hollywoodiens ? Selon mes humeurs, j'apporte des réponses différentes à ces questions en suspens. Mais je n'oublierai jamais le mal qu'elle nous a fait ni ce qu'elle m'a dit sur son lit d'hôpital, la veille de sa mort. « Si tu me fais sortir d'ici, je te donne 500 euros. » 500 euros. Ce sont les dernières paroles que j'ai entendues de ma Mimi Star.

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 23 février 2018.   Abonnez-vous ici.

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