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TRIBUNE

Roger Grenier s’en est allé

L’universitaire américaine Alice Kaplan rend hommage à l’écrivain décédé à 98 ans le 8 novembre. Elle était aussi sa traductrice aux Etats-Unis.
par Alice Kaplan, Ecrivaine. Dernier livre paru: En quête de “l’Etranger” (Gallimard, 2016).
publié le 13 novembre 2017 à 17h06
(mis à jour le 13 novembre 2017 à 17h29)

Quand j’ai commencé mes conversations avec Roger Grenier en 1995, j’ai cru d’abord qu’il se vantait en parlant de tel ou tel auteur qui, pour moi, étaient de distantes sommités. Puis je me suis rendu compte qu’il ne se vantait pas du tout et qu’il parlait simplement de ses copains.

Depuis vingt-deux ans que je le connais, je l’ai vu chaque jour se rendre à son bureau chez Gallimard, où il prenait soin d’un nombre infini d’écrivains, de jeunes et vieux éditeurs, d’amis de courte ou de longue date, d’hommes et de femmes qui l’adoraient.

Pour l’amuser, à la fin, j’ai commencé à faire avec lui une liste de tous les écrivains qu’il a lancés, qu’il a soutenus, qu’il avait encouragés, ou remis en route. Cela ferait une grande histoire littéraire, de 1945 à 2017.

Il aimait dire qu’il était optimiste pour les petites choses, donc rarement énervé, mais pessimiste pour les grandes choses, et plutôt anarchiste. La vie politique l’emmerdait. Quant à la religion, il ne visait aucune consolation. Il voyait la mort comme une compétition, à savoir qui de ses amis mourrait le premier. La disparition de Michel Déon, de la même classe que lui à l’armée, puis camarade au prix Larbaud, lui avait semblé annoncer la sienne.

Et pourtant, il aimait attendre. Il m’a appris cette patience dans l’écriture. Il écrivait un texte d’un jet, puis il y revenait, faisait de petits ajustements, ajoutait plutôt qu’il ne supprimait. Ayant réfléchi longuement avant d’écrire, il savait exactement à quel moment il devait commencer et à quel moment s’arrêter. Il avait une rare facilité, nourrie par ses années de journalisme et de «rewriter» au desk, et confirmée au long d’une carrière riche en romans, nouvelles, essais critiques, scénarios. Comment pouvait-il écrire de si beaux livres tout en travaillant au moins quarante heures par semaine comme éditeur, éclusant sa pile de manuscrits, annotant page par page jusqu’à la dernière ? Le temps semblait se dilater pour lui permettre d’écrire.

Il aimait bien raconter ses désastres, ses échecs, car il y en avait eu si peu dans sa vie d’écrivain. Ainsi, un travail colossal sur Sylvie Paul, meurtrière devenue bonne sœur : des dizaines d’heures d’entretiens, un livre gâché par des coupures pour raisons juridiques, puis un scénario bloqué pour toujours car le producteur qui avait acquis les droits était mort en laissant le texte dans un tiroir. Il aimait se relire, agréablement surpris à chaque redécouverte. Il était fier de ses transitions, subtiles et efficaces, et de ses quatrièmes de couverture, des chefs-d’œuvre de concision dont il faudrait faire une anthologie : elle offrirait un portrait de la vie littéraire du demi-siècle.

Le premier livre de Roger Grenier que j'ai traduit s'intitulait le Pierrot noir. C'est l'histoire d'une bande d'amis à Pau avant-guerre et le récit mélancolique de ce que la guerre leur aura fait. Son narrateur vit par procuration, en retrait devant un jeune homme vénal, ignoble, qui épouse la femme que le narrateur convoite secrètement, jusqu'au jour où il sait se faire aimer en venant à son secours. Je l'ai traduit exactement comme on est censé ne jamais faire, sans contrat, par coup de foudre littéraire. Mais j'ai vite trouvé un éditeur. Par la suite, j'ai traduit Partita, imprégné de musique ; les Larmes d'Ulysse, son livre le plus aimé en Amérique, rebaptisé The Difficulty of Being a Dog ; Dans le secret d'une photo, où il raconte l'histoire de sa vie à travers caméras et photos ; le Palais des livres, une collection de ses plus beaux essais sur la littérature. Dans l'un de ceux-ci, l'Attente et l'Eternité, il traque l'attente, de Baudelaire à Flaubert, Schulz, Rousseau, Stendhal, et Fitzgerald :

«J'ai un faible pour les romans qui finissent dans un murmure, comme Tendre est la nuit. Dans le dernier chapitre, nous recevons des nouvelles du héros, Dick Diver, mais de plus en plus vagues et intermittentes. On apprend qu'il s'est installé comme médecin à Buffalo, puis à Batavia dans l'Etat de New York, puis à Lockport, où il lui serait arrivé quelques ennuis, puis à Geneva, dans la région des Finger Lakes, ou "dans cette partie du pays, que ce soit dans une ville ou dans une autre". Les nouvelles de Dick Diver, et le roman, s'arrêtent là. Ce qui n'empêche pas Nicole de déclarer : "J'ai aimé Dick et je ne l'oublierai jamais." A quoi son nouveau mari répond, avec bon sens : "Mais bien sûr. Pourquoi l'oublierais-tu ?"»

Il nous a quittés doucement, mercredi, tout comme il préférait qu'un roman se termine. Comme le Pierrot noir, par un dernier tour de manège à la foire Saint-Martin.

Dernier livre paru : En quête de "l'Etranger" (Gallimard, 2016).

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