Menu
Libération
Analyse

L'Allemagne, pilote et passager clandestin de la zone euro

A y regarder d’un peu plus près, l’idée d’une Allemagne modèle pour les autres pays de la zone euro devient nettement moins évidente.
par Vittorio De Filippis
publié le 23 septembre 2017 à 15h25

Un marché du travail en situation de quasi plein emploi avec un taux de chômage de 4,1% contre 10,1% en France, un excédent de la balance commerciale de près de 253 milliards d’euros (un record) quand l’hexagone reste embourbé dans les profondeurs d’un déficit de 30 milliards d’euros, un gros pactole d’excédent budgétaire de 23,7 milliards d’euros (+0,8% du PIB) quand Paris pointe à -75,9 milliards d’euros (-3,4% du PIB), un secteur industriel à la santé arrogante quand il se meurt de ce côté-ci du Rhin. L’économie allemande va mieux que bien.

Rigoureuse, vertueuse la mécanique économique allemande n’aura jamais été autant érigée en modèle. Certes, l’envers de la vitrine est loin d’être resplendissant. Derrière l’apparente réussite, il y a les effets des réformes du marché du travail, les fameuses «lois Hartz» (début 2000) qui ont contraint les chômeurs en fin de droits à reprendre un emploi, en rognant sur les indemnisations… Il y a aussi la multiplication des mini-jobs à moins de 450 euros par mois : un Allemand sur cinq est en situation de précarité. Ou encore le creusement des inégalités sociales, en croissance constante depuis quinze ans, avec de plus en plus de riches quand le nombre de pauvre augmente encore plus vite : 16,7 % d’Allemands vivent officiellement sous le seuil de pauvreté (contre 13,6% en France). La situation est pire pour les enfants : un enfant sur six est considéré comme pauvre. Aujourd’hui, les contrats de travail à durée déterminée représentent la moitié des nouveaux postes.

L'économique d'un côté, le social de l'autre, tels deux visages d'une même Allemagne. L'un tout sourire, socle d'une relative popularité de la chancelière Angela Merkel depuis 2005. L'autre, angoissé et sensible aux discours les plus démagogiques. Si, comme l'affirment nombre d'économistes, le match économique Allemagne-France ou encore Allemagne-reste de la zone euro est nettement à l'avantage du premier, c'est oublier un peu vite la complexité des interactions qui unissent l'Allemagne avec le reste de ses partenaires européens. A y regarder d'un peu plus près, l'œil dans le rétroviseur de ces 15 ou 20 dernières années, l'idée d'une Allemagne modèle devient nettement moins évidente. Et si l'Allemagne était in fine elle aussi une sorte de passager clandestin, de celui qui bénéficie (ou a bénéficié) d'une situation favorable sans avoir à en payer le prix ?

Tirer profit de la monnaie unique

Reprenons le fil de l'histoire. Nous sommes le 1er janvier 2002, des euros sonnants et trébuchants sont enfin là, dans les poches et sur les comptes bancaires des Européens. Sur les marchés monétaires la valeur de l'euro contre le roi dollar va même s'apprécier. Mais voilà, l'Allemagne n'est pas au mieux de sa forme. A Paris, à Rome, à Bruxelles on dit d'elle qu'elle est «l'homme malade de l'Europe». Pour s'en sortir, l'Allemagne va jouer solo. Comment ? En flexibilisant le marché du travail, grâce aux fameuses lois concoctées par l'ancien DHR de Volkswagen, un certain Peter Hartz. Mais pour redonner du lustre au made in Germany, le logiciel libéral du social-démocrate Gerhard Schröder (SPD) ira jusqu'à augmenter le taux de TVA tout en abaissant d'autant les cotisations sociales des entreprises. La politique de l'offre est là.

«A l'époque tout le monde comprend bien que l'Allemagne ne peut plus jouer sur la valeur de sa monnaie, en dépréciant son taux de change, puisqu'elle n'a plus le Deutsche Mark. Mais tout le monde comprend aussi que la dévaluation fiscale revient à faire une dévaluation de son taux de change», explique Christophe Blot, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Et ça marche. La hausse de la fiscalité renchérit d'autant le coût des produits importés outre-Rhin. Grâce à la flexibilité du marché du travail. Grâce à une sous-traitance massivement déplacée dans les pays de l'est, là où le coût de la main-d'œuvre est trois à quatre fois moins élevé qu'en Allemagne. Grâce à une dévaluation salariale. Progressivement le made in Germany va reprendre des couleurs.

Mais voilà, toute cette «belle» mécanique économique si enviée par certains dirigeants européens n’aurait pas produit les mêmes effets si d’aventure la monnaie unique n’avait pas été adoptée en 2002. Aujourd’hui, si Berlin affiche une santé économique si insolente, notamment à la faveur de l’envolée de ses exportations, elle le doit surtout à l’existence de la monnaie unique. Avec un Deutsche Mark le résultat serait sans doute tout autre aujourd’hui.

Si le Mark était encore là

Petite explication en forme de scénario économique fiction. Nous sommes en Allemagne en 2011 (par exemple), les lois Hartz et autres flexibilités allemandes ont permis de redonner de la compétitivité à l’industrie. En lieu et place de l’euro, c’est toujours le mark qui est là. Et c’est justement là qu’entrent en jeu les forces de rappel monétaires sur les marchés des changes. Puisque le reste du monde ne jure que par des automobiles et autres machines outils allemandes, le Mark commence à s’apprécier contre le franc français, la lire, le dollar ou encore la peseta espagnole. Et pour cause, le reste du monde n’a d’autres choix que de payer les exportations allemandes en mark. Bref, de la devise allemande, tout le monde (ou presque) en veut, pour payer la facture de ses importations allemandes, ou plus simplement pour thésauriser une monnaie dont la valeur contre d’autres devises s’apprécie.

Mais voilà, cette appréciation monétaire du mark à une limite. A force de s’apprécier, il a fini par rendre trop cher le prix des produits made in Germany. Sans compter sur le fait que pendant toute cette période, d’autres pays comme le France ou l’Italie ou encore l’Espagne ont cherché à dévaluer la valeur de leur monnaie pour, eux aussi, rendre leurs produits plus compétitifs. Certes, aujourd’hui (nous sommes en 2016), sa balance commerciale est encore excédentaire, mais bien moins qu’elle ne l’était en 2011. Lorsqu’ils le pouvaient, certains importateurs hors Union Européenne se sont désormais tournés vers d’autres pays européens, comme la France, dont les produits exprimés en franc sont redevenus compétitifs…

Scénario fiction, c’est entendu. Mais qui tend à montrer que l’Allemagne peut dire merci à l’euro et à la fin de tous les anciens ajustements monétaires intra-européens, du temps ou chaque pays battait sa propre monnaie. Sans l’euro, l’industrie allemande (30% du PIB contre 19% en France) aurait donc perdu de sa compétitivité de ses produits et n’afficherait sans doute pas le troisième excédent commercial de la planète derrière la Chine et les Etats-Unis. Sans l’euro, qui a permis à l’Allemagne d’éviter tous ses ajustements monétaires, Berlin ne toiserait pas le reste des pays européens en leur faisant la leçon sur la nécessité d’adopter des réformes façon allemandes.

Cette posture repose sur une contradiction radicale. La Grèce est accusée d’avoir joué les passagers clandestins de l’Europe… alors que l’Allemagne est clairement le premier passager clandestin du Vieux Continent. C’est elle qui compte sur l’exportation pour relancer son économie, plus que tous les autres pays de l’Union, alors qu’elle dégage des excédents encore massifs. C’est encore elle qui, grâce à sa stratégie peu coopérative avec le reste des pays de la zone euro, profite (lorsque souffle une tempête financière) de la ruée sur ses obligations d’Etat allemandes, abaissant ses taux d’intérêt au niveau de trois fois rien, comme elle profitait antan d’un mark sous-évalué avant la prochaine réévaluation.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique