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Interview

Pierre Ferracci, Raymond Soubie. Social : la mise en garde de deux experts à Emmanuel Macron

Deux spécialistes des questions sociales avertissent le chef de l'Etat sur le rythme des réformes à mener. Les branches professionnelles doivent, selon eux, continuer à jouer un rôle de premier plan.

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Par Leïla de Comarmond, Étienne Lefebvre, Dominique Seux

Publié le 29 mai 2017 à 01:01

Quel regard portez-vous sur le climat social en France aujourd'hui ?
Raymond Soubie. Il n'y a pas de tensions sociales visibles, avec des conflits lourds. Le résultat des élections montre cependant le rejet par près d'un électeur sur deux du système politique et économique actuel. Le contexte est donc inquiétant, plus grave que les tensions habituelles. Un jour, il peut arriver que tous les mécontentements se cristallisent. Les syndicats doivent tenir compte de ce climat et ne pas apparaître trop proches du pouvoir.

Pierre Ferracci. Le radicalisme qui s'est exprimé pendant les élections autour de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon est puissant. Il exprime une désespérance et s'inscrit dans la continuité de l'affrontement de l'an dernier sur la loi travail, qui a laissé des traces. Les syndicats sont attentifs, effectivement, à cette situation, mais ils s'en méfient aussi. L'attitude de Jean-Claude Mailly de Force ouvrière le montre.

Emmanuel Macron a-t-il raison d'ouvrir son mandat, sur le terrain économique et social, par le droit du travail ?
P. F. Le président est convaincu que pour terminer son mandat avec un taux de chômage à 7 %, il faut démarrer vite là-dessus. Je ne suis pas sûr qu'il ait intérêt à utiliser son capital politique dans la précipitation. Il y a un enjeu d'équilibre. Vous avez deux modèles : le modèle scandinave, avec un volet flexibilité et un volet sécurité, et le modèle anglo-saxon, qui mise tout sur le premier. Mais dans ce cas, il doit tenir les deux bouts. On ne peut demander de la mobilité aux salariés sans leur proposer la sécurisation des parcours, de la formation... Certes, il faut du temps pour cela, mais il faut absolument enclencher la mécanique au moment où on ouvre le dossier du Code du travail. Sinon, attention aux étincelles ! La colère est là. Pourquoi ne pas, par exemple, envoyer un signal fort aux salariés dès maintenant en renforçant et en précisant le contenu du compte personnel d'activité ?

R. S. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec Pierre Ferracci. Emmanuel Macron doit bien commencer par le volet flexibilité, même si le chantier sécurisation des parcours professionnels doit être ouvert très vite. Il lui faut adresser des signaux forts pour créer un choc favorable aux embauches. En outre, le monde, l'Europe nous attendent. Nos voisins et les institutions internationales veulent voir si les Français sont capables d'accomplir des réformes, et pas seulement d'en parler. Et, pour eux, le droit du travail est un test.

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Concrètement, de quoi parle-t-on ?
R. S. Le plafonnement des indemnités prud'homales est très présent dans l'action passée et le discours d'Emmanuel Macron. Pour être crédible, il ne peut pas reculer. Tout le monde comprend cette mesure, elle est simple. Les entreprises, et notamment les PME, sont parfois réticentes devant une embauche, car elles ne savent pas combien leur coûterait la séparation avec un salarié si des difficultés arrivaient. D'autres mesures très concrètes devraient être prises, comme le raccourcissement du délai de recours contre un licenciement ou l'appréciation, au niveau hexagonal, et non mondial, des difficultés d'une entreprise pour les licenciements économiques. C'est une forte demande des groupes étrangers.

P. F. Ce serait plus cohérent si, sur le plan fiscal aussi, ils considéraient comme normal de payer leurs impôts dans l'Hexagone pour leurs implantations en France... Concernant les dommages et intérêts aux prud'hommes, si l'on impose un plafonnement, il faut aussi imposer un plancher. Aujourd'hui, les prud'hommes, c'est un peu la roulette russe pour les employeurs, mais aussi pour les salariés ! La sécurité doit exister pour les deux. Les syndicats, qui sont tous hostiles à la proposition d'Emmanuel Macron, auront raison d'être exigeants sur ce point, s'il persiste.

Etes-vous d'accord sur cette idée qu'il faut aussi un plancher ?
R. S. Je pourrais l'admettre, mais cela dépend du montant.

Ni l'un ni l'autre n'évoquez la priorité qu'Emmanuel Macron veut donner aux accords d'entreprise. Ce n'est pas urgent ?
R. S. C'est un sujet complexe. Et je pense que, sur la hiérarchie des normes sociales, il ne faut pas agir dans l'urgence. Certes, l'élaboration de normes propres à l'entreprise par des accords majoritaires au plus près des préoccupations des employeurs et des salariés est un objectif souhaitable. Mais c'est un changement considérable, qui s'infusera lentement dans la vie concrète des entreprises. La loi de 2004, qui a élargi les possibilités de déroger aux accords de branche par accord d'entreprise, n'a pas eu les effets attendus; celle de 2008, qui a supprimé le plafond des heures supplémentaires, non plus. Je serais un acteur politique, il y a des sujets sur lesquels je resterais très ferme, comme le plafonnement des indemnités prud'homales. En revanche, sur la hiérarchie des normes, je prendrais mon temps et je serais très ouvert à la concertation. Les questions à trancher sont nombreuses. Par exemple, celle de savoir quel droit s'applique en cas d'échec d'une négociation. Si les règles supplétives sont plus dures que le droit actuel, il n'y aura pas de négociation d'entreprise, parce que les syndicats n'iront pas. N'oublions pas que les entreprises ne privilégient pas toutes les accords d'entreprise, les PME, notamment, aiment bien se reposer sur les accords signés dans leur branche professionnelle. Et quand vous discutez en privé avec certains dirigeants d'entreprises plus grandes, ils vous expliquent que c'est bien de négocier de temps en temps, pas tout le temps. En clair, sur cette question, Emmanuel Macron peut être ouvert à la concertation.

P. F. Je ne comprends pas cette obsession sur la vertu qu'auraient les accords d'entreprise. Comme s'ils étaient une sorte de Graal. Beaucoup d'employeurs préfèrent prendre des décisions unilatérales plutôt que de négocier. Et l'U2P et la CPME sont méfiantes, pour ne pas dire hostiles, à l'idée du tout à l'entreprise. Elles tiennent à préserver la place des branches. La loi travail a fait une grande erreur en voulant réduire leur place dans la construction des normes sociales. Et je ne parle pas du référendum d'entreprise, qui vient casser la logique de l'accord majoritaire. Bref, la France n'a pas besoin de faire des réformes qui ne serviront à rien. Donc, il faut prendre le temps, et éventuellement réaliser des expérimentations.

Vous êtes donc tous les deux d'accord pour demander au président de renoncer à une partie de ce qu'il souhaite ?
R. S. Un jour, il sera utile de donner une grande place à la négociation d'entreprise. Mais aujourd'hui, les conditions ne sont pas réunies. Les ordonnances devraient prévoir un processus et des principes, pas davantage. La loi El Khomri a prévu deux ans pour boucler une réforme globale du Code du travail. Attention au piège de l'urgence. Il ne faut pas ouvrir un front syndical et politique sur un sujet, certes important, mais qui réclame d'être expérimenté et dont l'application devra être étalée dans le temps.

P. F. C'est un sujet qui ne peut pas se traiter par ordonnance. Emmanuel Macron dit qu'il veut des syndicats forts, c'est un préalable, et l'urgence, c'est de voir comment y arriver. Le paysage syndical est éclaté et le rapport de forces très déséquilibré entre directions et représentants des salariés. Sur le Code du travail, il faut se hâter lentement.

R. S. Et j'ajouterais : fermement.

Dans la pratique, qu'est-ce qu'une entreprise devrait pouvoir faire, à terme, qu'elle ne peut pas faire aujourd'hui ? Déroger aux minima salariaux conventionnels ?
R. S. Ce ne serait pas absurde. Les branches sont composées d'entreprises très différentes. Mais si cela devient possible, est-ce que beaucoup d'employeurs vont le faire ? Sans doute très peu.

P. F. Cet exemple est intéressant ! A ma connaissance, très peu de chefs d'entreprise seront intéressés par cette idée. Et au moment où l'Allemagne se dirige vers un salaire minimum, il ne faudrait pas que l'on prenne le chemin inverse. Bien sûr qu'il faut élargir l'espace de la négociation dans l'entreprise, mais pas à n'importe quel prix.

Comment éviter une nouvelle guerre de tranchées comme sur la loi travail ?
P. F. Une colossale erreur de l'exécutif précédent aura été d'appliquer sa vision du monde politique - les deux gauches irréconciliables - au monde syndical. Cela a poussé FO et même la CGC dans le camp des opposants irréductibles. Je ne nie pas les divergences syndicales, mais il y a néanmoins des convergences possibles. Et je note que, désormais, il faut aussi compter avec des divergences au sein du patronat.

R. S. L'an dernier, le gouvernement a en effet fait le choix de refuser des aménagements de la loi travail au profit des branches, parce qu'il ne voulait en aucun cas désavouer la CFDT, très favorable à l'accord majoritaire dans l'entreprise. Le nouvel exécutif a intérêt à avoir une approche plus équilibrée. Au départ, Emmanuel Macron déniait aux syndicats une légitimité au niveau national. Il a heureusement compris qu'il avait intérêt à dialoguer avec eux. Et à avoir des interlocuteurs forts et responsables avec lesquels chercher des équilibres.

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Un autre dossier sensible concerne l'Unédic. Etes-vous favorables à un système universel d'indemnisation du chômage ?
P. F. Le système d'indemnisation doit prendre en compte l'évolution des formes de travail. Et le rôle de l'Etat ne peut dès lors qu'être accru. Mais je conseille à Emmanuel Macron de ne pas écarter les partenaires sociaux. Dans un système de flexisécurité, il serait contradictoire de les écarter de l'indemnisation des chômeurs, alors même qu'il s'agit d'un élément clef de sécurisation des transitions professionnelles. Le tripartisme me paraît une bonne solution.

R. S. Sur le fond, je suis aussi favorable à cette réforme, car il y a des évolutions considérables des formes de travail, même si ce n'est pas du tout la fin du salariat. Mais à partir du moment où on bascule sur un régime universel financé en partie par l'impôt, je ne vois pas pourquoi les partenaires sociaux représentant les salariés et les employeurs auraient un rôle exclusif.

Leïla de Comarmond Etienne Lefebvre Dominique Seux

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