Menu
Libération
Nécro

Cyclisme : Roger Pingeon, la mort d'un maillot jaune écorché

Le vainqueur du Tour de France 1967, emporté ce dimanche à 76 ans, était tombé dans l’oubli. La faute à un caractère entier.
par Pierre Carrey
publié le 19 mars 2017 à 19h07

Coincé quelque part entre Jacques Anquetil et Eddy Merckx, il y a Roger Pingeon. Un coureur cycliste tombé dans un trou noir, un interstice de cinq ans entre deux règnes de quintuples vainqueurs du Tour de France et qui remporta le sien en 1967, sans rien demander à personne, ce qui n'était pas des manières, enfin ! Le milieu du vélo lui fit payer son indépendance par une chape d'oubli, à laquelle il répondait par le mépris d'un peloton hypocrite. Au fond, il ne s'y était jamais fait. Pingeon était revenu sur le Tour assez furtivement, consultant pour la télé, française mais surtout suisse, de l'autre côté de la frontière. On le disait «sauvage». «Un ours», pour ceux qui essayaient de lui parler derrière des barreaux. Il est mort d'une crise cardiaque dans la nuit de samedi à dimanche, à Beaupont, son domicile dans l'Ain, à l'âge de 76 ans. Après le Suisse Ferdi Kübler (lauréat en 1950) et Roger Walkowiak (1956), le monde du vélo perd son troisième maillot jaune en trois mois.

Pingeon n'avait rien compris au jeu des courbettes et trahisons. Dès sa deuxième saison chez les professionnels, en 1966, il a quitté le Tour de Corse et le Critérium du Dauphiné avant l'arrivée, fâché avec sa propre équipe. Des «crises morales profondes», résume Pierre Chany, l'historien du vélo dans sa Fabuleuse histoire du Tour de France. Raphaël Géminiani, directeur sportif de Jacques Anquetil, faiseur de mythes et garant d'une autorité immuable dans le cyclisme, coupe Pingeon en deux : «Une tête de cochon.» L'hôpital qui se moque de la charité… Chany corrige : «S'il était propice à la dérobade, c'est parce que l'injustice le hérissait et qu'il refusait par ailleurs la médiocrité.»

Pagaille en équipe de France

L'injustice est son bonbon au poivre du Tour 1967. Cette année-là, Pingeon remporte la plus grande course au monde mais se fait flinguer de toutes parts. L'édition est marquée par le premier prologue de l'histoire, ce bref contre-la-montre qui ouvre l'épreuve, mais aussi par la mort du Britannique Tom Simpson au Mont Ventoux sur fond de dopage (Pingeon admettra en 1984 dans Télé 7 jours : «Tous les coureurs cyclistes se dopent un jour ou l'autre»). Les équipes nationales font également leur retour. Chez les Français, grosse pagaille : chaque coureur s'imagine le droit de gagner. Pingeon démine le terrain sur la cinquième étape en Belgique, vers Jambes, ce qui donne de super jeux de mots dans la presse et un avantage de six minutes sur ses adversaires, qu'il bonifie au Ballon d'Alsace. Ses coéquipiers sont tenus de se mettre à son service. Sauf que…

Poulidor, qui n'a jamais gagné le Tour et ne le gagnera jamais, jure fidélité à Pingeon. Mais son attitude est ambiguë sur la 10e étape, entre Divonne-les-Bains et Briançon. «Quand [Julio] Jimenez est reparti au plan Lachat [dans le col du Télégraphe, ndlr], Poulidor a tenté de le rejoindre mais il est resté à 80 mètres, témoignera Pingeon dans l'Equipe en 2013. S'il avait pu, il y serait allé… Après, il est assez malin pour m'attendre, mais j'ai compris l'année suivante, en 1968, qu'il n'était pas sincère, quand il m'a rendu responsable de sa chute d'Albi.»

Anquetil tire les ficelles

Lucien Aimar ne collabore pas davantage. Dans l'équipe de France, les soirées sont à la gueulante. En coulisse, Raphaël Géminiani et Jacques Anquetil tirent les ficelles. Le premier est le directeur sportif de l'équipe Bic, le second la figure de proue du groupe, mais il ne dispute pas le Tour de France cette année-là. Les deux hommes ne veulent pas que Pingeon gagne. Ordre est donné de saboter ses chances auprès des Français qui courent à l'année sous le maillot Bic, dont Aimar. Manifestement, les comploteurs n'ont pas fait le nécessaire. Pingeon gagne à Paris. Le soir, la bande du Bic se réunit au Perroquet vert, à Montmartre. Anquetil hurle : «Vous êtes tous des salopes !»

Pingeon termine encore deuxième du Tour en 1969 derrière Merckx. La même année, il remporte le Tour d’Espagne. Epuisé par les relations de servitude et ce qui se trame sous la gloire, il prend sa retraite en 1974. Ce fils de paysans, plombier-zingueur de formation, ouvre un magasin de fleurs à Valenciennes (Nord). C’est là que le journaliste suisse Bertrand Duboux va le chercher pour prendre le micro à la télévision suisse, de 1979 à 1998. Roger Pingeon accepte. Il n’aimait pas beaucoup parler. Pourtant, il a fini de poser une ombre discrète sur un Tour qu’il ne pouvait plus voir en peinture.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique