Du mardi au vendredi, sur le coup de 10 heures, on peut voir une trottinette filer sur le parvis en bois d’ipé de la Bibliothèque nationale de France (BNF), ensemble monumental et glacé qui sert de boussole au promeneur du sud-est parisien. L’esplanade, en surplomb de la Seine, a le double défaut d’être particulièrement glissante et ventée aux mauvais jours. Ça ne dérange pas l’homme à la trottinette : dans sa première vie, la glisse et le vent de face étaient ses alliés.
Jason Lamy-Chappuis a été champion olympique de combiné nordique, un sport schizophrène. Il faut allier la légèreté de l’épervier, pour se laisser porter par la bise en saut à skis, à la puissance du renne pour fendre l’air en ski de fond. Là où il passe désormais ses journées, les éléments importent peu : vous le trouverez huit heures par jour dans les entrailles de la BNF, en salle C, celle consacrée aux sciences.
Les aspirants ingénieurs savent-ils qu’ils côtoient chaque jour celui qui portait le drapeau tricolore aux Jeux de Sotchi il y a deux ans et qui, après Fabrice Guy, a réinstallé la France dans le cercle des nations reines du combiné, l’épreuve noble du ski nordique ? Sans doute pas, et tant mieux pour celui qui a peu goûté sa brève mais réelle popularité, dans les mois suivant son titre olympique de Vancouver, en 2010.
Lamy-Chappuis se pique d’être un étudiant comme un autre. Son visage d’éternel adolescent parle pour lui. Seul le petit sauteur à skis figurant sur un médaillon qu’il porte depuis son enfance suggère qu’il a passé plus de temps sur les tremplins que dans les bibliothèques. Il a toujours cette gueule sage, gentiment soignée, et le triptyque jean-chemise-baskets de celui qui ne veut pas être vu. Le personnage est à l’avenant, confirment ses proches depuis des années dans la presse : poli, gentil, rigoureux et déterminé. On ajoutera : souriant et, en apparence au moins, en accord parfait avec ses actes.
Sa retraite, qu’il a prise il y a tout juste un an, en mars 2015, sur un cinquième titre de champion du monde – un record qu’il partage avec le Norvégien Bjarte Engen Vik –, ne lui laisse aucun regret. La saison en cours, sans championnat majeur, interrompue un mois à cause du manque de neige, n’est pas propice aux grands frissons. Lamy-Chappuis courait avec le plaisir comme seul carburant, ayant déjà glané la Coupe du monde (trois fois), le titre olympique et celui de champion du monde. Le moteur était à sec : « Si tu ne sais plus vraiment pourquoi tu es là, si tu continues parce que c’est la routine, ça ne vaut pas le coup. »
Surtout que l’horloge tourne. Parallèlement à sa carrière de haut niveau, commencée à 17 ans, en 2004, Lamy-Chappuis poursuit un rêve : voler plus longtemps que sept ou huit secondes. Il a déjà en poche son brevet de pilote loisir, pour les coucous monomoteurs de quatre places. Comparer les deux disciplines est un exercice qu’il connaît par cœur mais dont il ne se lasse pas : « Les sensations de liberté, de légèreté, de temps qui s’arrête sont les mêmes. Mais en saut, seul face au vent, c’est plus flippant, tout est instinctif et rapide. Dans le cockpit, tu as tous les instruments, c’est plus posé et réfléchi. »
Avec 150 heures de vol au compteur, il lui en manque 50 pour devenir pilote professionnel. Mais l’exercice a des limites qui rappellent sa vie de sauteur à skis : « Je ne peux voler que par beau temps, avec cinq kilomètres de visibilité, en dehors des nuages et en vue du sol. »
Le Jurassien vise donc au-dessus des cumulus : pilote de ligne, le rêve d’enfance, façonné lors des innombrables vols transatlantiques entre la France et les Etats-Unis, le pays de sa mère, où il est né, dans les grands espaces du Montana. Jusqu’au 11 septembre 2001, rappelle-t-il, les visites dans le cockpit étaient autorisées. Lui ne s’est pas privé.
En janvier, il a validé la moitié de ses matières théoriques. A la fin du printemps, il passera un nouvel examen afin de pouvoir intégrer, à la rentrée de septembre, une école privée de pilotage, à Toulouse ou au Royaume-Uni. Les huit heures d’études quotidiennes, dans le cloître de la BNF, sont là pour ça : « Chez moi, je préfère encore faire la vaisselle que travailler. »
La pause déjeuner se fait dans une chaîne de restaurants proposant des salades au quinoa et des tartines de pain bio, ce qui suffit à le distinguer de l’étudiant lambda. « J’avais tellement l’habitude de faire attention à ce que je mangeais que, dès que je me nourris mal trois fois d’affilée, mon estomac dit stop. »
Autre entorse à la vie d’étudiant : le soir, il aime moins courir les bars que le bois de Vincennes.
Eviter l’isolement
Colocataire d’un deux-pièces de 33 mètres carrés dans le 12e arrondissement de Paris, Jason Lamy-Chappuis est sans doute un cas unique parmi les champions olympiques français, même s’il s’étonne qu’on s’en étonne. Il a rejoint là sa copine, étudiante en chiropraxie, qui habite elle-même avec un autre étudiant. Ce n’est pas une question d’argent : « Jez » en a mis suffisamment de côté, grâce aux sponsors qui l’ont accompagné de Vancouver à Sotchi, pour vivre quelques années et payer sa coûteuse école de pilotage. Mais l’ambiance, les amis qui passent et les soirées qui s’enchaînent lui évitent l’isolement qui frappe les sportifs fraîchement retraités.
« Les moments en équipe me manquent. C’est dur, au début, de se rendre compte que tu faisais partie d’une famille et que, d’un coup, tu es dehors. Plus au courant de rien, plus en copie des mails. Si tu ne fais pas l’effort d’appeler, tu disparais complètement. Tu as l’impression d’être éjecté de la famille, assure-t-il. Bien sûr, les premières vacances sont géniales, tu peux revoir plein de potes, mais rapidement, si tu ne t’inscris pas dans un autre projet, tu n’as plus envie de te lever le matin. Je comprends les anciens athlètes qui commencent à déprimer. »
Consultant pour Eurosport un week-end sur deux environ, en alternance avec son ex-coéquipier Sébastien Lacroix, Jason Lamy-Chappuis garde un pied dans le combiné nordique et prend régulièrement des nouvelles de ses amis François Braud et Maxime Laheurte, dont la première saison sans « Jez » est délicate.
Les quatre hommes vivaient ensemble en équipe de France depuis les années juniors. Avec son palmarès, le cadet du groupe prenait toute la lumière. Il revoit de temps à autre, par hasard, ces images à vous hérisser les poils : l’arrivée dans le stade olympique de Vancouver en 2010, la clameur immense, le regard inquiet de l’Américain Johnny Spillane qui se retourne et le Français qui l’avale dans la dernière ligne droite. « J’ai l’impression de voir quelqu’un d’autre, c’est comme si tout cet engouement n’était pas pour moi »
, s’amuse-t-il. L’enfant de Bois-d’Amont (Jura) se souvient n’avoir jamais cru à la médaille d’or pendant la course, jusqu’à ce dernier virage. Son sprint surpuissant a fait la différence entre une carrière réussie et un destin hors norme.
« Je suis passé de pas grand-chose, un jeune “combiné” dont on parle une fois tous les quatre ans, à quelqu’un qui reçoit beaucoup de demandes, parfois loufoques. J’ai dû m’entourer d’une avocate et d’un comptable. Et j’en ai profité pour faire des choses magiques, voir Roland-Garros aux meilleures places, voler avec le champion de voltige aérienne Renaud Ecalle… »
Et, quatre ans plus tard, être choisi pour porter l’étendard tricolore dans le stade de Sotchi, en ouverture des Jeux d’hiver les plus absurdes de l’histoire. Un honneur pour ce sportif patriote, qui n’a pas hésité longtemps quand les Etats-Unis lui ont fait les yeux doux en 2006, et qui garde en lui le souvenir de son entrée dans le stade olympique.
Le reste est à oublier : 35e et 7e en individuel, 4e en relais sans avoir entrevu la médaille. L’aventure était ratée dès le début de l’hiver, la méforme et le statut de porte-drapeau formant un cercle vicieux dont il ne sortirait pas avant un an. « Les questions revenaient toujours : “Tu es porte-drapeau, champion en titre, est-ce que tu seras prêt ?” Au lieu de prendre du repos, j’ai continué à revenir sur la Coupe du monde, pour me rassurer. Je puisais dans mes réserves. Arrivé aux JO, je n’avais plus de jus mentalement et physiquement. »
Malgré tout, la quinzaine olympique n’est pas une aventure humaine dont on se défait facilement. Il rêve de la revivre, « en tant qu’athlète, entraîneur ou même spectateur »
. En tant qu’athlète ? On lève un sourcil. « La porte n’est pas fermée. Si tout se passe bien, j’aurai mes certificats de pilote en juin 2017. Il y a une infime possibilité de reprendre le combiné pour participer aux JO 2018, même s’il serait difficile de refaire tous ces sacrifices. »
Jason Lamy-Chappuis est un étudiant joueur. Mais s’il fallait parier sur sa prochaine tenue de travail, on miserait plus sur la veste de pilote d’Air France, la compagnie de ses rêves, que sur la combinaison de l’équipe de France de combiné nordique.