Leurs urgences ne sont pas les nôtres

Réflexions sur l’urgence climatique et l’urgence terroriste comme dispositifs de gouvernement : ce qu’elles signifie pour l’État qui les décrète, ce qu’elles signifient pour nous qui en sommes la cible et leur articulation lors de la tenue de la COP21.

L’urgence climatique n’était donc qu’une farce. En faisant prévaloir l’urgence terroriste sur l’urgence climatique, le mouvement écologiste institutionnel regroupé pour l’occasion sous la bannière gouvernementale de la Coalition Climat s’est auto-dissous. Il affirmait que sans lui il n’y avait rien à attendre de la COP21, il nous a prouvé qu’il n’y avait rien à attendre de lui. Les bouffons de l’écologie de gouvernement n’amusent même plus ceux qui s’offrent leurs services. Et leurs exhortations à « déclarer l’état d’urgence climatique » ne sont que les dernières jérémiades de ceux qui ont de toute façon confié notre destin et celui de la planète à ceux qui président au désastre actuel.

En décrétant l’état d’urgence le 14 novembre suite aux attaques meurtrières de l’État islamique à Paris et en banlieue, l’État français s’est octroyé de nouveaux outils et une nouvelle légitimité en matière de répression. En effet, comme en témoignent l’objet, le nombre et les résultats des perquisitions administratives menées ces deux dernières semaines, l’état d’urgence n’a pas pour objectif premier de lutter contre les attentats mais d’instiller la peur dans la population, de renforcer le contrôle que l’État exerce sur chacun dans sa vie quotidienne, et de solder quelques comptes judiciaires à peu de frais. Non que l’État n’ait pas la volonté réelle de mettre hors d’état de nuire les assassins de l’État islamique – nous ne lui ferons pas ce procès – mais l’application de l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire pour au moins trois mois vise à tout autre chose. Qu’on en juge plutôt : saccage de la mosquée d’Aubervilliers, terrorisation des clients d’un restaurant halal, perquisition chez des maraîchers réputés militants, perquisitions et expulsions de squats désignés par la police comme lieux d’organisation politique, assignations à résidence pour des musulman‑e‑s et des militant‑e‑s écologistes... les faits d’armes de la police sous le régime d’état d’urgence dessinent les deux figures de l’ennemi intérieur que l’État s’est choisi : les musulman-e-s et celles et ceux qui souhaitent faire entendre une voix dissidente lors de la COP21.

Pour l’État, l’urgence est toujours celle du maintien de l’ordre qu’il incarne. Ainsi, la catastrophe ne signifie jamais pour lui l’ampleur du désastre qu’il produit mais l’importance de la contestation que celui-ci fait naître. Que l’urgence soit terroriste ou climatique ne change rien à l’affaire : il s’agit pour l’État de mettre en place une gestion de crise dont l’objectif est de rendre le désastre acceptable pour la population, quitte à l’atténuer autant que nécessaire. Contre le terrorisme : les portiques de sécurité, le contrôle généralisé et les drones de combat ; contre le réchauffement climatique : les poubelles connectées, le management environnemental, et les centrales nucléaires. Autant de solutions techniques qui ne font finalement qu’accroître la catastrophe que constitue pour nous la marche actuelle du monde.

Pour nous, le désastre est celui de la totale désolation du monde que le capitalisme nous a laissé en héritage : désolation sociale, affective et bien sûr écologique. L’urgence pour nous est donc d’abord celle de confisquer à l’écologie de gouvernement le monopole qu’elle tente de s’arroger sur la formulation du problème écologique et des réponses à y apporter. Qu’elles en constituent la branche moraliste ou gestionnaire, les puissances réunies à l’occasion de la COP21 - du président chinois au WWF en passant par Vinci – répondent finalement à la même question : comment polluer moins pour pouvoir encore polluer ? Pour nous, la question n’est ni morale ni économique mais éthique : ce n’est pas la Nature que l’on doit protéger – que ce soit pour elle-même ou comme ressource - mais des espaces dans lesquels nous souhaitons habiter, que nous devons défendre et créer. Affirmer que la question écologique est une question éthique, c’est affirmer qu’elle est affaire d’adéquation entre des mondes et des rapports aux mondes.

Faire face au désastre écologique ne peut signifier, comme le plaident les tenants de l’écologie de gouvernement, construire avec Vinci un aéroport plus respectueux de l’environnement, mais lutter depuis les zones humides contre les bétonneurs du monde. Cela ne peut passer par plus de contrôle des comportements de chacun mais par la lutte depuis les villes ou les zones sinistrées contre les gestionnaires de nos vies. Ceux qui souhaitent lutter contre le réchauffement climatique par des mesures policières auront la police et le réchauffement climatique – en bref, ce qu’ils méritent.

Il n’y a pas à manifester pour braver l’état d’urgence mais à prendre acte de ce que pour manifester, il faut braver l’état d’urgence. Pour rhétorique qu’elle puisse paraître, la différence est pourtant essentielle : contre une position de principe – par ailleurs tout à fait louable – nous opposons une nécessité matérielle. État d’urgence ou pas, les pratiques qui tentent de remédier sérieusement à la situation sociale, affective et écologique sont de toute façon illégales – et bien souvent criminalisées.

Si nous n’avions rien à gagner à participer à la marche gouvernementale pour l’écologie – sauf à joyeusement la saboter comme elle le méritait – nous aurions beaucoup à perdre à céder à l’isolement. Parce que leurs urgences ne sont pas les nôtres, nous affirmons le plaisir et la nécessité d’être ensemble, de reprendre la rue, de nous manifester.

Mots-clefs : COP21