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Libération
TRIBUNE

Je vous écris d’Istanbul

Le génocide des Arméniens, cent ans aprèsdossier
Lettre ouverte à Charles Aznavour à propos des «Cent ans de solitude» des Arméniens.
par Nedim Gürsel, Ecrivain turc, directeur de recherches au CNRS
publié le 24 avril 2015 à 20h29

Cher Charles,

Interne au lycée francophone Galatasaray d'Istanbul, une fois les lumières du dortoir éteintes, je rêvais de deux choses : des filles du lycée Notre-Dame-de-Sion d'abord, car nous étions neuf cents adolescents enfermés entre les murs d'un établissement certes prestigieux mais ô combien disciplinaire, et puis, de Paris. Car j'écoutais vos chansons, surtout la Bohème, enregistrée sur un disque de 45 tours emprunté à la discothèque du lycée.

C'est dire que j'ai grandi avec votre voix avant de faire votre connaissance des années plus tard en France. Nous avions alors eu un dialogue chaleureux et fort amical, marqué comme il se devait, par la tragédie arménienne. Vous m'aviez répété alors une phrase en turc que votre mère prononçait souvent en me proposant de vous accompagner dans mon pays qui fut aussi celui de votre maman. Depuis on s'est vu plusieurs fois et j'ai toujours admiré votre génie, votre courage intellectuel et bien sûr votre bonne humeur liée à votre jeunesse d'esprit. L'occasion m'est offerte aujourd'hui de découvrir, au travers de votre article publié dans le Monde, votre plume. J'ai été profondément touché et ému à la lecture de ce texte où vous évoquez la grande tragédie de votre peuple que l'Etat turc refuse d'appeler un génocide. Mais je dois vous rappeler qu'un travail de mémoire qui va à l'encontre de ce négationnisme est déjà entamé, notamment chez certains intellectuels et chez les jeunes auxquels vous rendez hommage.

Comme vous le savez, ce sujet était tabou, même au lycée de Galatasaray où j’ai appris, avec mes camarades de classe que les bandes armées arméniennes avaient massacré les Turcs lors de la Première guerre mondiale.

Quelques années plus tard, on a commencé à dire que c’était plutôt réciproque et qu’il fallait partager la douleur. Il a fallu du temps, près de cent ans il est vrai, pour que l’Etat turc reconnaissance ce qu’on appelle ici «tehcir», c’est-à-dire «déportation massive». Je dis bien «ici» car je vous écris d’Istanbul où votre article eut un certain écho.

Quelques spécialistes de l’histoire ottomane d’abord, puis certains politiciens se mirent à dire qu’il s’agissait des massacres mais les responsables, à commencer par Talat Pacha, ont été punis. Et récemment le président Erdogan présenta ses condoléances aux familles des victimes en mettant l’accent sur cette grande tragédie que les Arméniens dénomment eux-mêmes «Medz Yaghern» (la grande catastrophe).

J'étais parmi les premiers signataires d'une pétition qui demandait d'aller plus loin dans ce sens et de reconnaître cet acte barbare et criminel que le poète Nazim Hikmet qualifie de «tâche noire sur le front du peuple turc» que vous citez à juste titre.

Quand au «génocide» je reste perplexe. Y a-t-il eu, de la part des dirigeants du parti Union et Progrès, une volonté d’extermination des Arméniens de Turquie du fait de leur appartenance ethnique, raciale et religieuse ? C’est possible. Dans ce cas je pense que les historiens doivent trancher et parmi eux certains spécialistes turcs vont dans ce sens comme Taner Akçam par exemple mais d’autres et non des moindres hésitent ou apportent des nuances.

En ce qui me concerne il s'agit d'une grande souffrance subie par un peuple qui avait contribué à la diversité et richesse de la culture de mon pays et dont la proximité me manque aujourd'hui. Je ne peux que partager, cher Charles, votre souhait quand vous dites : «puisse ce triste anniversaire faire avancer les consciences».

Pour cela vous pouvez compter sur ceux qui luttent en Turquie avec courage et espoir afin d’arriver à une prise de conscience et de faire avancer l’opinion publique car le rapprochement de nos deux peuples en dépend.

J’espère en tout cas que nous aurons bientôt l’occasion de parler de tout cela de vive voix.

Amitiés et bons baisers du Bosphore.

Dernier ouvrage paru : «Les écrivains et leurs villes», éd.du Seuil, 2014.

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