Ces dernières semaines, une série de censures émanant de centres d’art ont pu mettre en lumière des tentatives d’évitement de sujets sensibles. Dans chacun des cas, des œuvres engagées et dérangeantes, tirant leur force plastique de leur capacité à questionner la société, ont été écartées avant même d’être présentées au public, car susceptibles de provoquer des tensions, alors même qu’elles avaient toutes préalablement été sélectionnées par ces mêmes structures. Retour sur trois exemples où les structures muséales ont préféré déprogrammer des œuvres plutôt que de risquer un éventuel débat.
- Le retrait de « Sleep (Al Naim) » de Mounir Fatmi à la Villa Tamaris : un cas de censure préventive pour parer à des « incompréhensions »
Le Monde Afrique révélait, le 23 février, que la Villa Tamaris, centre d’art de La-Seyne-sur-Mer (Var), avait décidé de ne pas exposer une œuvre de l’artiste marocain Mounir Fatmi, qu’elle avait pourtant retenue pour son exposition « C’est la nuit ! », programmée pour le mois de juin.
Entre novembre 2014, moment où la Villa Tamaris a contacté l’artiste, et le 10 février, jour où le centre d’art décide de renoncer à sa vidéo, il y avait eu la tuerie de Charlie Hebdo. Or, Sleep (Al Naim) (2005-2015), longue vidéo inspirée du film d’Andy Warhol Sleep, représente un dormeur modélisé d’après les traits de l’écrivain Salman Rushdie. Depuis qu’une fatwa de mort a été lancée contre lui, en 1989, l’auteur des Versets sataniques (1988), traqué et vivant sous haute protection, est devenu tant une cible des islamistes qu’un symbole de la lutte pour la liberté d’expression et contre l’extrémisme.
« Dans le contexte actuel, [la présence de cette œuvre serait] susceptible de susciter des incompréhensions et des manipulations qui nous entraîneraient dans des polémiques stériles et dangereuses », a écrit le directeur du centre d’art à l’artiste, cité par Télérama, pour expliquer sa décision. Pour Robert Bonnacorsi, l’exposition se veut hors de tout débat : « C’est une dérive poétique autour de la nuit sans lien avec l’actualité. »
« Je me demande aussi ce qu’on va finir par montrer dans les Centres d’art si l’on écarte les artistes qui travaillent sur le corps, sur la politique, sur la société ou sur la religion, privant ainsi le public de sujets essentiels à la compréhension de notre monde », a déclaré Mounir Farmi à l’hebdomadaire. A travers cette censure, l’artiste est troublé d’être, en tant que victime, celui que l’on pointe du doigt, le coupable : « J’ai eu le sentiment d'être poussé à me demander si je ne l'avais pas cherché. »
A lire : L’artiste marocain Mounir Fatmi censuré sur la Côte d’Azur
- Le fiasco de l’exposition « Femina » à Clichy-La Garenne : l’autocensure face à des risques d’incidents
Le 24 janvier, lors du vernissage de l’exposition « Femina ou la réappropriation des modèles », au Pavillon Vendôme, le centre d’art contemporain municipal de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), qui rassemblait des œuvres de dix-huit femmes artistes de tous horizons, une installation avait déjà été démontée : Silence, de Zoulikha Bouabdellah.
Cette œuvre, l’une des plus souvent exposées de l’artiste franco-algérienne depuis sa création, en 2008, consiste en plusieurs rangées de tapis de prière tricolores, découpés en leur centre en forme de cercle, où est posée, à chaque fois, une paire d’escarpins. Comme le rapportait alors Le Monde, une pancarte indiquait que l’artiste et une des commissaires de l’exposition avaient « choisi » de retirer l’œuvre « afin d’éviter toute polémique et récupération ». Mais l’artiste Orlan, bientôt suivie par d’autres artistes et les commissaires, a révélé que la mairie (PS) de Clichy avait en réalité « cédé [aux] pressions ». A l’origine, des « mises en garde émanant de représentants d’une fédération de citoyens clichois de confession musulmane sur “d’éventuels incidents irresponsables” non maîtrisables ». Ainsi, comme l’a déclaré Orlan, « cet acte d’autocensure masqu[ait] une censure plus grave. »
Dans une lettre ouverte au maire de la ville, les artistes ont demandé à celui-ci de choisir : « soit assumer la présentation de la pièce Silence, soit décider de la fermeture de l’exposition, privant de son accès les Clichois et l’ensemble du public ». En l’absence de réponses claires et de « soutien » de la part de la municipalité, artistes et organisatrices ont décidé de renoncer à sa tenue le 1er février, soit une semaine après son ouverture.
« Silence n’est pas une œuvre provocante, et encore moins une œuvre “blasphématoire”. Silence ne tape pas sur l’islam, bien au contraire : elle montre que des femmes musulmanes peuvent aussi être féministes. Je suis de culture musulmane et je n’aime pas que l’on dénature cette religion dans un sens ou dans l’autre. C’est dans cette ignorance que réside le blasphème », s’était expliquée l’artiste auprès du Monde. Réagissant pas le biais d’un communiqué, le maire, Gilles Catoire, menaçait de porter plainte pour diffamation contre qui associerait son nom à l’affaire.
A lire : A Clichy, l’œuvre « Silence » fait du bruit et A Clichy-la-Garenne, l’exposition « Femina » mise à nu par ses artistes mêmes
- Au musée Jumex, à Mexico, une autocensure radicale dans un contexte de violences sociales
L’annulation d’une exposition entière par crainte de la controverse : un tel cas d’autocensure est rarissime au Mexique. L’artiste autrichien Hermann Nitsch vient d’en faire les frais, alors que le Musée Jumex (prononcer houmex) devait lui consacrer une exposition à Mexico à partir du 27 février, rapporte le New York Times.
Ce tout jeune musée, qui avait ouvert ses portes en novembre 2013, explique en effet avoir anticipé la polémique que pouvait déclencher les œuvres dérangeantes de l’artiste dans un pays traumatisé par les bains de sang causés par les gangs et la corruption de la police. Evoquant « la situation politique et sociale du Mexique actuel », le directeur de la fondation Jumex, Patrick Charpenel, faisait en particulier allusion à la découverte des corps calcinés de 43 étudiants dans l’Etat de Guerrero, en octobre 2014, dont l’identification a bouleversé le pays. Disparus fin septembre 2014, ces contestataires avaient été livrés par la police à des tueurs à gage.
Hermann Nitsch, qui utilise des viscères d’animaux et élabore des rituels lors desquels il « crucifie » des participants dans des happenings sanglants depuis plus de cinquante ans, a pour sa part l’habitude des controverses. Pourtant, à 76 ans, le cofondateur du mouvement des Actionnistes viennois, a été surpris d’être, pour la première fois de sa vie, déprogrammé par une institution.
La fondation Jumex, qui a favorisé l’émergence de la scène artistique mexicaine, par des bourses, du mécénat et des workshops, présente dans son musée la plus grande collection d’art contemporain privée d’Amerique latine, avec 2 800 œuvres. Il s’agit de la collection d’Eugenio Lopez Martin, héritier du groupe Jumex, qui a fait fortune dans les jus de fruit. Alors même que le groupe s’efforce de s’intégrer dans le circuit international, son abrupte décision est jugée embarrassante dans le milieu artistique, qui estime qu’elle porte atteinte à la crédibilité du musée. « C’est une affaire sérieuse », a déclaré au quotidien américain Rina Carvajal, ancienne conservateur en chef du Miami Art Central, une autre institution privée : « Ils ont invité un artiste très important, ont préparé l’exposition, l’ont annoncée, puis l’ont annulée. Ce n’est pas professionnel. (…) Qui veut travailler avec un musée qui annule à la dernière minute ? » Le musée a pris sa décision trois semaines avant la date de l’inauguration, alors que les vidéos et peintures de l’artiste ralliaient le Mexique par bateau.
Pour Patricia Martin, l’ancienne directrice de la collection Jumex, qui a participé à la création du musée, dire que les Mexicains ne sont pas prêts pour le travail de Nitsch, alors que chaque année, la violence fait des dizaines de milliers de morts dans le pays, est « ridicule », rapporte encore le New York Times. Au contraire, selon elle, l’exposition aurait pu permettre aux Mexicains d’aborder leur sanglante réalité en ouvrant « un débat très porteur ».
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu