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Archives Turgot : polémique autour de leur achat par l'État

Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781), baron de l'Eaulne, était économiste et homme politique. Rue des Archives/Collection Gregoire

Les Archives nationales ont acquis, grâce à la Banque de France, 14.000 documents du physiocrate pour 8,5 millions d'euros. Un expert judiciaire affirme qu'il aurait suffi de les revendiquer.

L'État français a-t-il eu raison de débourser 8,5 millions d'euros pour acquérir les archives de Turgot? Le 6 février dernier, la ministre de la Culture et de la Communication, Fleur Pellerin, se félicitait de l'acquisition, grâce au mécénat de la Banque de France, de cet ensemble de plus de 14.000 manuscrits, «témoignage capital de l'histoire politique et économique de la fin de l'Ancien Régime». Ces écrits, conservés depuis deux siècles et demi par la famille, ont été vendus de gré à gré au profit des Archives nationales, chez Sotheby's.

Or, Alain Nicolas conteste cette transaction. Libraire à Paris (Les Deux Muses) et expert près la cour d'appel de Paris, il a estimé ces mêmes documents à 168.420 euros en 2002. «Commis comme expert par le tribunal de grande instance de Caen, pour inventorier et estimer ce fonds, dans le cadre d'une procédure contradictoire, j'avais rédigé un rapport circonstancié dans lequel je parvenais à cette estimation globale», affirme-t-il en substance dans un courrier qu'il vient d'écrire pour l'envoyer au premier président de la Cour des comptes, Didier Migaud. Alain Nicolas y justifie son évaluation: «La majeure partie du fonds est de nature purement familiale, sans valeur vénale substantielle. Pour le reste (plutôt mince) de ce fonds, les documents qui présentent une réelle valeur historique seraient essentiellement des pièces revendicables. En outre, les documents ayant trait à l'activité d'Anne Robert Jacques Turgot lui-même correspondent à environ seulement 10 % du fonds, et encore cette part est-elle loin d'être entièrement de sa main.» L'expert affirme au Figaro: «Ce qui est revendicable ne peut être chiffré et la maison de vente est complice du chiffrage au détriment du contribuable français.»

Classé trésor national

«C'est un tissu de n'importe quoi! Grotesque!» proteste Guillaume Cerutti, PDG de Sotheby's France. «Les archives Turgot ont été examinées de manière très approfondie par le service des Archives de France, qui a conclu que ces documents n'avaient pas le statut d'archives publiques, ce qui aurait permis à l'État de les revendiquer sans indemnisation des propriétaires. Mais leur importance historique a en revanche conduit à les classer “trésor national” en 2010, afin de les empêcher de sortir de France et de permettre à l'État de faire une offre d'achat pendant trente mois.» Hervé Lemoine, directeur des Archives de France, confirme: «Nous avons assuré le pilotage et le suivi de ce dossier pour le ministère de la Culture. Ce sont trois conservateurs des archives de France - un spécialiste des archives privées et deux spécialistes des archives de l'époque moderne - qui ont analysé, sur place et sur pièces, les archives Turgot au regard des deux questions majeures qui nous étaient posées: leur domanialité publique et leur intérêt historique.»

À la demande des propriétaires, «sur place» aussi et «pièce après pièce, durant trois semaines», l'expert Frédéric Castaing a réalisé l'inventaire du fonds. «Frédéric Castaing nous a sollicité en 2012, alors que le délai de trente mois expirait», se souvient Cerutti. Durant cette période, la société Aristophil et le Musée des lettres et manuscrits, à Paris, ont aussi été approchés. «Les propriétaires et M. Castaing m'ont demandé 35 millions pour ce fonds. Heureusement que j'ai vu l'expertise d'Alain Nicolas. J'ai décliné», assure Gérard Lhéritier, échanges d'e-mails à l'appui.

Une déclaration qui intervient au moment même où le fondateur d'Aristophil est suspecté d'escroquerie en bande organisée, et que sa société d'achats et de ventes de manuscrits a été placée en redressement judiciaire. Mardi 3 mars, Gérard Lhéritier devait d'ailleurs être entendu par la brigade financière, et placé en garde à vue.

Reste que pour les manuscrits de Turgot, le fondateur d'Aristophil n'a pas fait de contre-proposition.

Sotheby's et les Archives nationales, en revanche, ont persévéré. À l'expiration des trente mois, Guillaume Cerutti et Hervé Lemoine ont œuvré pour rechercher un mécène et faire bénéficier le fonds du statut «d'œuvre d'intérêt patrimonial majeur», permettant un crédit d'impôt de 90 % du montant du don. À l'automne 2014, la Banque de France s'est portée mécène. Mais pour un bien de quelle valeur? «Les analyses de Frédéric Castaing, de Sotheby's et des Archives de France ont progressivement convergé pour estimer qu'un prix de 8,5 millions d'euros était juste. Ce montant a fait l'objet d'un agrément de la commission des trésors nationaux, d'un accord de la ministre de la Culture, d'un agrément de Bercy, et d'une publication au Journal officiel. Difficile de faire plus consensuel et plus transparent!», conclut Guillaume Cerutti.

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